Elle est une journaliste célèbre pour avoir couvert les plus grands conflits du globe. Il est un psychanalyste de renom qui s’étourdit dans une relation extraconjugale avec un jeune homme. Ensemble, Rosa et Éric ont connu le pire de ce que l’humanité peut produire, et c’est à deux qu’ils vont glisser vers leur effroyable destin, digne des plus grandes tragédies grecques.

Avec la pièce Sang, présentée à l’Usine C, la metteuse en scène Brigitte Haentjens s’attaque pour la deuxième fois à un texte du Suédois Lars Norén, dont elle apprécie « la prise de parole virulente ». Le prolifique dramaturge aujourd’hui âgé de 75 ans est reconnu pour sa plume acérée, mais surtout pour sa propension à aborder des sujets qui provoquent. La dissolution du couple, de la famille ou de la société le fascine. Les répercussions des drames sociaux ou politiques sur la vie intime sont au cœur de plusieurs de ses écrits. Bref, ses pièces sont autant de secousses sismiques qui ébranlent le confort du spectateur.

« Le théâtre de Lars Norén n’est pas aimable », lance la metteuse en scène. C’est peu dire. Sang met en scène un couple de militants socialistes chiliens, qui ont été emprisonnés et séparés de leur fils de 7 ans lors du coup d’État du général Pinochet. Torturés puis exilés en France, ils n’ont jamais pu retrouver leur enfant. Devant cette douleur innommable, chacun survit comme il le peut. Rosa, interprétée par Christine Beaulieu, par la quête de douleurs extérieures qui annihileraient celle qui la ronge ; Éric (défendu par Sébastien Ricard) en se frottant à de nouvelles expériences, sexuelles notamment, avec le jeune Luca (Émile Schneider).

Ils ont « refait leur vie », comme on dit, intégré la petite bourgeoisie parisienne et troqué leurs convictions d’antan pour un compte en banque bien garni. Mais le vide persiste et les envahit. Pire, il les pousse vers une fatalité qui, bien que prévisible, n’en glace pas moins les veines.

« Ce sont des personnages dévitalisés par la perte de leurs racines géographiques, humaines et idéologiques », explique Brigitte Haentjens qui compare la pièce à « un coup de poing dans le plexus ». « Norén démontre, un peu comme Michael Haneke au cinéma, que lorsqu’on se départit de notre part d’humanité, les répercussions sur le quotidien sont inévitables. Rosa et Éric sont incapables d’entrer réellement en dialogue… »

Un pur objet théâtral

Christine Beaulieu et Sébastien Ricard incarnent ces personnages aveuglés par la douleur. Les deux acteurs le disent sans hésiter : ils doivent, pour porter sur scène ces destins tragiques, plonger dans des zones inexplorées. « Lorsque je l’ai lu pour la première fois, ce texte m’a effrayée, lance Christine Beaulieu. C’est tellement grand, tellement intense ; comme acteur, on ne peut pas y aller à moitié et ça fait peur. En même temps, ces émotions extrêmes me ramènent à l’essence du théâtre. Tout est joué ; je ne puise pas dans mes expériences personnelles, comme c’était le cas pour J’aime Hydro. »

Sébastien Ricard, qui signe avec Sang sa septième collaboration avec Brigitte Haentjens, renchérit : « J’ai été subjugué dès la première lecture. C’est vraiment une pièce coup de tonnerre qui aborde un mythe que tout le monde connaît, celui d’Œdipe, mais de façon contemporaine. Elle rappelle que le théâtre permet d’exprimer des émotions intenses, qu’il est loin d’être mort. »

En fait, Sang nous fait réaliser que le théâtre est la plus grande chose inventée par l’humanité, puisqu’on vit ces émotions en collectivité…

Sébastien Ricard

« Le théâtre doit provoquer autre chose que ce qu’on retrouve dans les autres formes de divertissement, ajoute Brigitte Haentjens. Quand on y pense, c’est un art archaïque, à contre-courant complet de ce qui est privilégié aujourd’hui… Lars Norén est un des auteurs contemporains les plus intéressants, les plus engagés. Il aime que le public soit sollicité. La pièce a aussi une forte dimension politique, comme on en voit peu actuellement au Québec. »

Les Grecs de l’Antiquité, faut-il le rappeler, se servaient du théâtre pour discuter des enjeux moraux et politiques de leur époque. Sang, écrite en 1998, fait de même en exposant les traces indélébiles laissées par le régime répressif instauré au Chili sur ceux qui en ont été les victimes.

Or, le Chili n’est pas entièrement sorti de ces eaux troubles, comme en font foi les récents soulèvements. « C’est incroyable de jouer cette pièce aujourd’hui, alors que ces évènements se déroulent. La réalité décrite dans la pièce, notamment l’augmentation du nombre de réfugiés, est plus qu’actuelle », estime Christine Beaulieu.

À l’Usine C, du 28 janvier au 15 février

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