(Québec) À la fin des Sept branches de la rivière Ota, Hanako, survivante d’Hiroshima devenue aveugle à 10 ans, après avoir été brûlée par la bombe, dit se souvenir des couleurs. Elle évoque la blancheur des lys, la rougeur du soleil couchant sur la rivière qui traverse sa ville. Entre autres.

Il y a quelque chose de proustien dans les réminiscences de cette femme aveugle, mais qui a su préserver la beauté dans sa mémoire. À l’instar de Proust dans À la recherche du temps perdu, Lepage étire ici, non pas les phrases, mais les scènes et les images.

Il utilise des technologies propres à la mémoire (la photographie, la vidéo) pour mieux remonter le long cours du temps. Parmi les nombreux thèmes du magnifique spectacle-fleuve de Robert Lepage (sept heures avec pauses et entractes) qui inaugurait Le Diamant à Québec, celui de la mémoire domine. Comme si l’oubli est la plus terrible blessure infligée par la vie.

Le metteur en scène revisite cette pièce un quart de siècle après sa création, appuyé par une solide distribution renouvelée (sauf Rebecca Blankenship et Richard Fréchette, deux interprètes qui étaient de la création).

Je me souviens

De la catastrophe d’Hiroshima à la Shoah en passant par le sida, le spectacle est une fresque en sept actes couvrant un demi-siècle d’histoire sur trois continents. Comme un appel au devoir de mémoire.

Bien sûr, certaines branches (actes) sont plus longues que d’autres. Le temps fictif se fond au temps réel. Or, il y a dans cette proposition un partipris très zen de ne rien bousculer, autant dans le récit que dans la représentation.

PHOTO NICOLAS DESCOTEAUX, FOURNIE PAR LE DIAMANT

Dans cette pièce présentée au Diamant, à Québec, Robert Lepage utilise des technologies propres à la mémoire, comme la photographie et la vidéo.

Cela donne une belle juxtaposition de silence et de violence, de bruit et de chuchotements, de comique et de tragique, de sublime et de banal.

De toutes les pièces de Lepage, Les sept branches est la plus contemplative. Parfois, on a l’impression d’observer les personnages nostalgiques des toiles d’Edward Hopper. Un condensé de vie scruté à travers la fenêtre d’un appartement ou le comptoir d’un restaurant. Le metteur en scène mêle les styles. De Feydeau à Mishima en passant par le butō, l’opéra et la comédie de situation (Abbott et Costello).

En tournée au Japon et en Europe

Parmi le répertoire de sa compagnie, Ex Machina, Lepage n’aurait pas pu mieux choisir pour inaugurer Le Diamant que cette production. La pièce sera aussi présentée à Tokyo l’été prochain, en marge des Jeux olympiques, et partira en tournée à Londres, en France et dans d’autres villes à annoncer. (On imagine ce spectacle venir à Montréal, peut-être au FTA, festival qui a créé la version intégrale de l’œuvre en 1997.)

Depuis les Grecs, le théâtre s’est toujours développé en intégrant les autres arts et les technologies nouvelles.

Dans les années 80, Robert Lepage a construit son écriture scénique en inventant un style et un langage qui font sa marque — ces fameuses boîtes qui servent à dévoiler ses fabuleuses histoires, telles des lanternes magiques.

À Londres ces jours-ci, le réalisateur John Crowley triomphe au théâtre Old Vic avec une mise en scène fortement inspirée de l’écriture scénique de Lepage. Lorsqu’on lui en a fait part, la semaine dernière lors d’une rencontre avec La Presse au Diamant, Lepage a répliqué à la blague : « Le soleil ne se couche jamais sur l’empire lepagien… »

Quand il le fait, comme dans la scène du couchant sur la rivière Ota avant la tombée du rideau, c’est pour nous transporter dans un maelstrom de beauté. Et marquer notre mémoire à jamais.