La première saison du Théâtre autochtone du Centre national des Arts (CNA) d’Ottawa démarre cette semaine avec le lancement du Festival Mòshkamo, le réveil des arts autochtones. Un moment historique pour l’ensemble des communautés autochtones du pays.

Nous sommes dans le sous-sol de l’église Saint-Pierre-Claver, sur le Plateau-Mont-Royal, à Montréal.

Debout sur une table rectangulaire, l’acteur et metteur en scène Charles Bender, originaire de la communauté wendat (à Wendake), donne la réplique à Émilie Monnet (Algonquienne d’Anishinaabe) dans la pièce Là où le sang se mêle (qu’il a aussi traduite en français).

Les deux acteurs incarnent les personnages de Mooch et June, couple à la dérive, survivants des pensionnats indiens. Dans une relation chargée, où lui est rongé par l’alcool et où elle, plus résiliente, n’en peut plus de lui… « Elle ne crie plus, elle est juste excédée », lui souffle Charles Bender, pour clarifier les intentions de son personnage.

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Charles Bender et Soleil Launière en répétition

La pièce de Kevin Loring, qui a remporté le prix du Gouverneur général en 2009, est centrée sur le personnage de Floyd (Marco Collin), ami d’enfance de Mooch (et copain de beuverie), qui retrouve sa fille Christine (Soleil Launière) 20 ans après son enlèvement et sa mise en adoption par les services sociaux.

Là où le sang se mêle fait partie de la programmation de Mòshkamo, soigneusement planifiée par Kevin Loring, qui est aussi le nouveau directeur artistique du Théâtre autochtone.

Le petit festival qui occupera dès le 11 septembre les quatre salles du CNA pendant près de trois semaines accueillera également des compagnies de danse, des artistes visuels, ainsi que des chanteurs et musiciens comme Cody Coyote et Buffy Sainte-Marie.

L’impact des pensionnats sur une communauté

« Ma pièce parle de l’impact intergénérationnel de la politique des pensionnats indiens, nous explique Kevin Loring, qui a assisté aux répétitions la semaine dernière. Le retour de Christine, qui veut retrouver une part de sa culture, va tout embraser. On parle du traumatisme des membres de nos communautés, mais aussi de leur résilience à travers ces souffrances. »

Kevin Loring, qui est issu de la nation Lytton, en Colombie-Britannique, s’est inspiré des histoires de plusieurs communautés, dont la sienne, située au confluent du fleuve Fraser et de la rivière Thompson.

Le pensionnat près de chez nous a fermé quand j’étais petit, mais plusieurs de mes oncles et tantes y sont allés et j’ai vu les conséquences de ça sur eux. Il y a eu plusieurs membres de notre communauté qui se sont suicidés, d’autres qui se sont noyés dans l’alcool. C’était très chargé…

Kevin Loring, directeur artistique du Théâtre autochtone du CNA et auteur de la pièce Là où le sang se mêle

Sans être nécessairement thérapeutique, sa pièce permet de « chasser les démons », croit-il, et de « mettre des mots sur des émotions ».

« Les spectateurs autochtones sont touchés par cette pièce dans laquelle ils se reconnaissent, ça fait partie d’un long processus de guérison pour eux. Mais pour ça, il faut laisser passer la lumière, il faut qu’il y ait de l’espoir, on ne peut pas être dans la noirceur du début à la fin, sinon c’est contre-productif. »

Hommage aux femmes autochtones

La saison du Théâtre autochtone démarre aussi le 11 septembre avec The Unnatural and Accidental Women, de Marie Clements, qui aborde un autre sujet délicat : la disparition et l’assassinat de jeunes femmes autochtones.

L’ensemble de la première saison a été conçu pour célébrer « la force, la beauté et la résilience » des femmes autochtones, précise le nouveau directeur artistique, qui habite maintenant à Ottawa. Neuf des onze productions ont donc été créées ou mises en scène par des femmes (à l’exception de sa pièce et d’une performance acrobatique coproduite par Artcirq, Taqqut et Les 7 doigts).

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Kevin Loring, directeur artistique du Théâtre autochtone du CNA

Les retombées de cette nouvelle division du CNA sont « énormes », nous dit Kevin Loring, qui a mené des discussions avec le Théâtre national pendant près de cinq ans avant de voir naître ce nouveau service.

« En temps normal, on programme une pièce autochtone tous les quatre ou cinq ans. Maintenant, on peut créer plus d’une dizaine d’œuvres autochtones par saison, année après année, c’est une occasion extraordinaire pour nous ! Ça veut aussi dire qu’on peut faire tourner nos créations d’un bout à l’autre du pays, vous n’avez pas idée de ce que ça représente pour nous. »

Y a-t-il un bassin suffisant d’auteurs et d’artistes autochtones ? « Absolument, répond Kevin Loring. Il y a de plus en plus de dramaturges et d’acteurs de Montréal, Toronto et Vancouver qui sont formés dans des écoles professionnelles. Ce sont des jeunes qui ont des compagnies ou qui se sont joints à des collectifs. Certains sont proches de leurs traditions d’origine, d’autres non. »

Tous les acteurs de Là où le sang se mêle sont d’ailleurs autochtones, à l’exception de Xavier Huard, qui interprète le rôle d’un serveur.

Les pièces seront jouées dans toutes les langues, promet-il. 

Tout dépendra des auteurs, mais on fera entendre toutes les langues, que ce soit en anglais, en français, en inuktitut ou dans n’importe quelle langue autochtone.

Kevin Loring, directeur artistique du Théâtre autochtone du CNA

Évidemment, la dimension politique et sociale de ces créations où les acteurs sont eux-mêmes (autant que possible) issus de communautés autochtones est inévitable, nous dit encore Kevin Loring.

« Intrinsèquement, ce sera politique et social, c’est pas possible de les séparer, mais ce ne sera pas toujours des pièces dramatiques. J’écris une comédie présentement [Little Red Warrior and His Lawyer], qui a une toile de fond politique, mais qui est une farce. C’est une pièce qui pourrait faire réfléchir, mais qui est destinée à faire rire. Donc, oui, c’est possible, et c’est même un de nos objectifs. »

Pour ce qui est des spectateurs non autochtones, Kevin Loring espère que les pièces au programme (théâtre, danse, arts visuels et musique) permettront de créer un dialogue mutuel. « Je pense que ça peut aider les gens à mieux comprendre d’où on vient et peut-être d’être plus empathiques. »