L’épopée d’Énée, librement adaptée par le dramaturge Olivier Kemeid, ouvrira cette semaine la nouvelle saison du Quat’Sous, qu’il dirige. Douze ans après sa création, le texte de Kemeid inspiré du poème de Virgile, centré sur le thème de l’exode pendant la guerre de Troie, est toujours d’une brûlante actualité.

Un homme fuit sa ville en flammes avec sa femme, son garçon et son vieux père sur le dos. Il quitte un pays en guerre, laisse tout derrière lui, brave les tempêtes, marche dans le désert, prend la mer, échoue dans des villes inhospitalières avant de repartir, à la recherche d’une terre.

Non, ce n’est pas le récit d’une famille syrienne, pas plus que l’histoire d’un sans-papiers kurde ou mexicain. Il est plutôt question ici d’Énée, héros troyen imaginé par Virgile une vingtaine d’années avant Jésus-Christ, qui quitte sa terre natale en guerre pour s’engager dans un long périple qui le mènera jusqu’au Latium, où naîtra l’Empire romain.

« C’est une pièce sur les réfugiés [22 millions en 2018, selon l’ONU], nous dit l’auteur et metteur en scène Olivier Kemeid. Je n’ai pas attendu la crise syrienne pour en parler… Hélas, l’actualité a jeté sur ma pièce un regard à la fois neuf et intemporel. On se rend compte que de Virgile, en l’an 19 avant Jésus-Christ, jusqu’à aujourd’hui, le monde se fait et se défait par les flux migratoires. »

PHOTO EDOUARD PLANTE-FRÉCHETTE, LA PRESSE

Olivier Kemeid dédie cette pièce à son grand-père qui a quitté l’Égypte après le grand incendie du Caire, en 1952, au début de la révolution : « À Charles Kemeid, l’Énée de la famille ».

Depuis la création à Espace libre en 2007, une vingtaine de productions de son texte (traduit entre autres en anglais, en allemand, en italien et en hongrois) ont vu le jour dans le monde, dont une au Théâtre national de Rome et une autre au prestigieux festival de Stratford, il y a trois ans.

« Énée et son fils Ascagne partent d’Izmir [dans l’actuelle Turquie] et échouent à Carthage, qui est aujourd’hui Tunis ! », s’exclame Olivier Kemeid.

« Au moment où on se parle, il y a des Énée syriens, qui échouent à Tunis ou en Libye, et qui tentent d’atteindre l’Italie ! C’est le même trajet qu’Énée ! C’est quand même bouleversant. »

— Olivier Kemeid, metteur en scène et dramaturge

Récit inspirant

À la lecture de cette épopée composée de 12 chants, inspirée des récits d’Homère (L’Iliade et L’Odyssée), Olivier Kemeid n’a pu s’empêcher de penser au parcours de son grand-père, qui a quitté l’Égypte après le grand incendie du Caire, en 1952, au début de la révolution. Il lui dédie d’ailleurs sa pièce de jolie façon (« À Charles Kemeid, l’Énée de la famille »).

Au début des années 2000, l’actualité charriait aussi des histoires d’exodes, en particulier en Afrique subsaharienne.

« Je me souviens qu’un bateau en provenance d’Afrique avait tenté de traverser le détroit de Gibraltar avant d’échouer sur les plus belles plages du monde, l’île de Lampedusa et les îles Canaries, se rappelle Olivier Kemeid. Je me souviens d’avoir vu des photos de tout-inclus avec des touristes et toute cette humanité qui venait s’échouer à leurs pieds. Et la seule chose qu’ils pouvaient faire, c’était leur tendre des daïquiris… »

Un fait divers qui lui a inspiré une scène de L’Énéide. Parce que si Olivier Kemeid commence son récit avec la fuite d’Énée et les siens, il fait des sauts dans le temps qui les font exister aujourd’hui. « J’ai gardé le titre et le point de départ, mais c’est vraiment une réécriture », insiste Olivier Kemeid. 

« Il n’y a aucune toge romaine, je commence la pièce dans une discothèque ! »

— Olivier Kemeid

Le rôle d’Énée, confié à Emmanuel Schwartz à la création (en 2007), puis à Étienne Pilon (en 2010), sera cette fois défendu par le charismatique acteur d’origine ukrainienne Sasha Samar, qui avait joué son propre rôle dans l’excellente pièce Moi, dans les ruines rouges du siècle (écrite par Olivier Kemeid).

Parmi les autres comédiens, Igor Ovadis interprétera le rôle du père (Anchise), Mounia Zahzan, celui de sa femme (Créüse) et Tatiana Zinga Botao sera Élissa, une réfugiée africaine. « Je suis content d’avoir une distribution traversée par l’émigration, note Olivier Kemeid, des gens pour qui ce texte résonne vraiment. »

L’Énéide est une pièce sur l’exil, mais aussi sur les choix, croit son auteur. À commencer par le choix de quitter sa ville. Un choix qu’Olivier Kemeid avait abordé dans sa pièce Furieux et désespérés, qui se passe en Égypte. L’écrivain libanais Dimitri Nasrallah avait lui aussi abordé brillamment ce thème du départ dans son roman Niko.

« C’est vrai qu’on fait des choix qui vont déterminer toute la suite de notre vie. La décision de mon grand-père de quitter l’Égypte a été prise quand même rapidement. En une nuit, on prend des décisions qui tiennent souvent à peu de choses et qui font tout basculer. C’est pour ça, je crois, que la pièce rejoint autant de gens. »

Alors, Énée est-il un héros ou un antihéros ? 

« Il est profondément humain, répond Olivier Kemeid. Je crois qu’Énée est animé par de nobles intentions. Je n’en ai pas fait un prince, mais j’y suis fortement attaché. Je reconnais en lui les hommes et les femmes qui courent pour leur survie. Dans ce sens, peut-être que comme les migrants actuels, il est une sorte de héros moderne aux prises avec des forces qui le dépassent. »

Au Quat’Sous, du 3 au 28 septembre