J’ai visité mon premier logement insalubre en 2006 et, depuis, je n’ai jamais arrêté. Treize ans à visiter des taudis et à me déchausser sur le balcon avant de rentrer chez moi. Ce n’est pas pour me vanter, mais, à part les inspecteurs de la Ville, les admirables employés des comités logement et le cercle restreint des exterminateurs, peu de gens ont visité autant de logements insalubres que moi.

C’est devenu, en quelque sorte, mon dada.

Au fil des ans, j’ai vu des coquerelles sortir des boîtes à lunch des enfants et des sacoches de leur mère, j’ai vu des planchers si pourris qu’on faisait trembler le frigo en sautillant, des logements « chauffés » à 10 degrés l’hiver, des locataires qui se tapaient 17 étages à pied pour cause d’ascenseur défectueux, des appartements évacués par la Santé publique… et reloués par le propriétaire.

Ces logements, qui étaient parfois aux prises avec l’insalubrité pendant des années, étaient situés un peu partout à Montréal. Mais il ne fait aucun doute dans mon esprit que le quartier Côte-des-Neiges est en quelque sorte l’équivalent du Ground Zero de l’insalubrité montréalaise. Dans ma carrière d’exploratrice des bas-fonds montréalais, c’est sur la zone rouge des rues Bedford, Barclay et Goyer que j’ai vu les pires endroits. Souvent détenus par des « rois du taudis » locaux ou alors de grandes sociétés dont le numéro de contact est… un bureau d’avocats.

Pas de surprise pour moi donc, dans ce constat des ethnographes du groupe Amplifier, qui, après des recherches de terrain dans le quartier, en sont arrivés à la conclusion que le logement était le principal problème vécu par les citoyens. Pour expliquer ce constat, ces ethnographes ont eu l’idée de commander une œuvre à deux artistes, la comédienne Sofia Blondin et l’artiste Veronica Mockler, du collectif Visible. Mandat : produire une « performance ethnodocumentaire » pour immerger le commun des mortels dans la tragédie qu’est la vie dans un logement insalubre.

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Le mandat donné à la comédienne Sofia Blondin et à l’artiste Veronica Mockler : produire une « performance ethnodocumentaire » pour immerger le commun des mortels dans la tragédie qu’est la vie dans un logement insalubre.

« À la manière d’un journaliste, on a vraiment arpenté le quartier. On a passé tout l’automne, tout l’hiver à parler avec des locataires, et toutes sortes de gens sur le terrain. On a fait 30 entrevues formelles dans le quartier. Et on a choisi huit personnes pour jouer dans L’adresse. L’idée, c’est que le public ait un portrait de la situation du logement grâce à ces témoignages »  — Sofia Blondin 

Les acteurs de L’adresse ne sont donc pas… des acteurs, souligne Veronica Mockler. « Nos participants ont une vraie vie, qui ne se résume pas à la problématique du logement. On ne voulait pas les “misérabiliser”. On a voulu présenter des gens dignes, mais qui ont des problèmes. »

En défilant dans huit salles, où de « vraies » personnes livrent chacune à leur façon une « performance », couplée à une entrevue dont la bande sonore joue en fond de scène, le spectateur fait donc une incursion dans les logements insalubres de Côte-des-Neiges, mais aussi dans la vie intime de ceux qui y habitent, dans leur passé, dans leur histoire.

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« En défilant dans huit salles, où de “vraies” personnes livrent chacune à leur façon une “performance”, couplée à une entrevue dont la bande sonore joue en fond de scène, le spectateur fait une incursion dans les logements insalubres de Côte-des-Neiges », explique notre journaliste.

Témoignages

Le spectacle commence par un coup de poing : le témoignage de six jeunes d’une école secondaire du quartier, choisis totalement au hasard. Or, dans trois cas sur six, ils vivent dans l’insalubrité. « On doit parfois jeter la nourriture qui est dans le frigo parce qu’il y a des coquerelles dedans », dit l’un d’eux.

Dans un logement où la jeune Bénéwendé a vécu avec sa famille pendant sept ans, il y avait tant de moisissures qu’elle a dû se faire opérer pour des problèmes pulmonaires. Sa famille a fini par aller consulter le comité logement du quartier, qui l’a aidée à s’en sortir. Je vous mets au défi d’écouter cette jeune, souriante et lumineuse, parler de l’endroit où elle a vécu une bonne partie de sa vie sans vous en émouvoir profondément.

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Bénéwendé a vécu avec sa famille pendant sept ans dans un logement insalubre où il y avait tant de moisissures qu’elle a dû se faire opérer pour des problèmes pulmonaires.

« J’ai l’impression de passer la “moppe” devant un tsunami », s’exclame Line, bénévole pour un tel groupe d’aide aux locataires. Elle raconte aux spectateurs avoir eu le choc de sa vie en pénétrant dans ces logements insalubres. « Ça fait des décennies que Côte-des-Neiges a d’énormes problèmes de salubrité. Des immeubles entiers ! »

Dans cette « déambulation », on rencontre aussi Ismaël, immigrant burkinabé, qui n’a pas réalisé en louant son studio qu’il partagerait ses toilettes avec 300 autres chambreurs. Paradoxalement, la solitude, témoigne-t-il, est totale dans cet immeuble immense. Quand l’un des locataires est mort, il a fallu des jours avant que ses voisins le réalisent. « L’odeur, se souvient-il, était très forte. »

John, lui, est un bon propriétaire, qui vit depuis toujours au cœur de ce tsunami, sur l’avenue Barclay. Il est environné par ces petits rois du taudis. « C’est bien plus facile d’être un “slumlord” qu’un bon propriétaire », dit-il. Il lui a fallu deux ans pour obtenir une rencontre avec les autorités de l’arrondissement pour aborder la très sensible question des déchets, jetés partout et n’importe comment dans sa rue. Pour le spectacle, il a produit des cartes postales de ce désastre, avec des photos d’immondices qui s’accumulent encore… au lendemain du passage des éboueurs.

De cette expérience très réussie de théâtre documentaire immersif, on ressort avec une question obsédante : de quoi aura l’air le quartier Côte-des-Neiges, enclavé entre des quartiers riches, dans quelques années ? Deviendra-t-il, se demande Ahmed, jeune d’origine marocaine né dans le quartier, le royaume des sandwichs à 10 $ et des trois et demie à 1000 $ par mois ?

« Les promoteurs ont acheté des blocs, les ont rasés, c’est devenu des condos, dit-il, dans un véritable cri du cœur. On ne voit pas la fin. C’est vraiment alarmant. Je suis pour que le quartier s’améliore, mais pas à n’importe quel prix. »

L’adresse, dimanche, au Centre d’éducation interculturelle et internationale (4975, rue Paré), à Montréal, à 15 h et 19 h