En lançant sa saison mercredi avec Héritage, Duceppe tournera une page de l’histoire du théâtre québécois. Au sein de la distribution dirigée par Mike Payette, on retrouve neuf interprètes noirs et seulement un blanc. Depuis deux mois, La Presse s’est infiltrée dans la production québécoise du classique de Lorraine Hansberry, A Raisin in the Sun, traduit par Mishka Lavigne.

Casser la glace

Le 8 juin

Ils sont « jeunes, doués et noirs ». Pour reprendre les mots de la chanson de Nina Simone, en hommage à l’auteure Lorraine Hansberry. Et ils ont auditionné et décroché un rôle dans une pièce mythique du répertoire afro-américain. En ce beau samedi de juin, une dizaine d’interprètes noirs se retrouvent dans une salle de répétitions de la Place des Arts, autour d’une grande table pour la première lecture d’Héritage, le spectacle qui ouvre la saison de Duceppe sous la direction de Mike Payette, également directeur artistique du Geordie Theatre, une compagnie montréalaise.

Depuis sa fondation en 1973, l’une des missions de la Compagnie Jean-Duceppe est de choisir des pièces avec des thèmes forts et universels, des sujets porteurs d’émotions qui rejoignent monsieur et madame Tout-le-Monde. Or, c’est la première fois qu’un théâtre populaire au Québec présente un spectacle avec une affiche (presque) entièrement noire ! « C’est un moment historique, résume Mike Payette. C’est un privilège de jouer chez Duceppe et de faire partie de ce voyage unique. »

Le metteur en scène récite un extrait de Harlem, le poème de Langston Hughes qui a inspiré le titre de la pièce : « What happens to a dream deferred ? Does it dry up. Like a raisin in the sun ? ». Cet automne, le rêve de ces acteurs québécois et noirs ne sera plus différé.

PHOTO ROBERT SKINNER, LA PRESSE

L'acteur Frédéric Pierre incarne Walter Lee Younger dans la production québécoise du classique de Lorraine Hansberry.

« Je ne pense pas faire l’histoire, nuance Mike Payette. Je fais mon travail. Et mon but, c’est de monter une bonne pièce pour toucher le public. J’espère que tous les 830 spectateurs assis dans la salle vont sentir qu’ils font aussi partie de la famille Younger. »

« Historique, d’accord, mais je ne veux pas trop me mettre de pression », ajoute Frédéric Pierre. L’acteur incarne Walter Lee Younger, aux côtés des Lyndz Dantiste, Patrick Émmanuel Abellard, Tracy Marcelin et Malik Gervais-Aubourg… Ce dernier vient juste d’avoir 12 ans et joue le fils de Walter.

Le légendaire Sydney Poitier a créé le rôle de Walter, un homme en colère, « un lion en cage qui se sent toujours rejeté par les autres, dit Frédéric Pierre. Il a besoin de se réaliser et se sent freiné dans ses aspirations. »

D’autres grands acteurs noirs américains, de Denzel Washington à Danny Glover, et même le rappeur Sean Combs (Puff Daddy) ont personnifié Walter Lee. « Pour moi, c’est un grand défi d’acteur », résume le comédien qui a joué dans Race, de David Mamet, chez Duceppe il y a trois ans.

Depuis ses débuts dans le métier, au début des années 90, Frédéric Pierre rêve de se frotter à une pièce du répertoire afro-américain. Trente ans plus tard, ce moment arrive enfin !

PHOTO ANDRÉ PICHETTE, LA PRESSE

Mireille Métellus, qui joue la mère de Walter, donne la réplique à Frédéric Pierre.

Esprit de famille

Le 13 juin

Les tables ont été retirées de la salle. Plusieurs vieux meubles et objets anciens encombrent la pièce. Il faut les enjamber pour aller s’asseoir et observer les acteurs travailler. La première scène se passe au petit-déjeuner. La femme de Walter (interprétée par Myriam De Verger) prépare des œufs brouillés à son mari. Le jeune couple a de l’eau dans le gaz : « Un gars dit à sa femme : j’ai un rêve. Sa femme dit : mange tes œufs… »

Plus tard, Walter apprend que sa femme est enceinte. Elle envisage un avortement… Sa mère (Mireille Métellus) veut le convaincre de parler à sa femme pour la rassurer et garder l’enfant. « Qu’est-ce qu’elle a fait pour moi ? », lance Walter. « Elle t’aime », réplique la mère.

« Il reste toujours quelque chose à aimer dans un être qui souffre », a écrit Hansberry. Malgré la pauvreté et les conflits familiaux, les Younger possèdent une grande richesse : celle du cœur. « Dans le contexte socioculturel, ils doivent rester ensemble pour survivre, explique Mike Payette. Malgré ses difficultés, c’est une famille tissée serré. Ils sont passionnés et animés par des émotions extrêmes. Ils parlent fort, travaillent fort, fêtent fort. »

À ses yeux, l’œuvre est unique dans le répertoire américain. Et très actuelle. « Il reste encore des familles comme les Younger dans des quartiers montréalais, comme la Petite-Bourgogne, dit le directeur artistique du Geordie Theatre. Si tu enlèves la race, Héritage aborde surtout la question de lutte des classes, du fossé social entre les privilégiés et les laissés-pour-compte. »

Depuis 1959, beaucoup d’eau a coulé sous le pont des tensions raciales aux États-Unis. Un politicien qui a amorcé sa carrière à Chicago dans le South Side – le même quartier où se déroule la pièce – est devenu le premier président noir. Or, Barack Obama a quitté la Maison-Blanche en 2017. Et l’Amérique a tourné une autre page de son Histoire…

Frédéric Pierre estime que le message de la pièce est d’autant plus urgent. « Si on avait dit aux militants de la lutte pour les droits civiques qu’après un demi-siècle de gains, leur pays allait élire un président raciste qui refuse de dénoncer les extrémistes partisans de la suprématie blanche, leurs genoux auraient plié ! »

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Le metteur en scène Mike Payette

La quête du personnage

Le 22 juin

Dernière journée de répétitions avant la pause du congé estival. « Il n’y aura pas de vacances pour moi, car je dois apprendre mon texte par cœur, dit Mireille Métellus. Je connais les répliques des autres à force de les entendre, mais pas encore les miennes », poursuit l’interprète de Mama.

« Mike, je m’assois ou je reste debout pour dire cette réplique ? », demande Tracy Marcelin au metteur en scène. À ce stade-ci, les interprètes disent leurs répliques avec le manuscrit à portée de main. Mais la mémoire est un outil qui se forge dans les habitudes. Et déjà, les acteurs ont commencé à faire semblant.

« Quand j’arrive au début des répétitions, j’ai décortiqué le texte et j’ai un plan dans ma tête, dit Mike Payette. Mais je reste toujours à l’écoute des questions des interprètes et je peux changer mon plan de travail. La mise en scène est un dialogue pour trouver le sens de l’œuvre. Et le 4 septembre, à la première, les interprètes vont mieux connaître la pièce que moi. »

On a ajouté plein de boîtes vides dans la salle. Cet après-midi, on répète la scène du déménagement. La connivence se tisse entre les interprètes, et on se permet quelques blagues. Mais on ne chôme pas. Au théâtre, pour l’acteur, le personnage est un étranger qui doit devenir un proche au bout de six semaines. Rien n’est laissé au hasard.

Dans une réplique, Ruth raconte à sa mère qu’elle est sortie au cinéma avec Walter : « Quel film Ruth aurait pu aller voir avec son mari à Chicago en 1952 ? », interroge Myriam De Verger. Une recherche Google plus tard, l’assistante au metteur en scène, Elaine Normandeau, a une réponse. Le film le plus populaire cette année-là : The Greatest Show on Earth, de Cecil B. DeMille.

À la fin de la répétition, on vient prendre les mesures des interprètes pour fabriquer leurs costumes d’époque. La conceptrice Elen Ewing s’est inspirée du film Funny Face, de Stanley Donen. Les essayages se feront au retour des vacances.

PHOTO ANDRÉ PICHETTE, LA PRESSE

Myriam De Verger et Frédéric Pierre

Retour à la réalité

Le 5 août

Au retour de la pause de juillet, l’actualité a rattrapé la production. En moins de 24 heures, une double tuerie a secoué deux villes aux États-Unis, faisant des dizaines d’innocentes victimes. L’une des tueries visait la communauté latino à El Paso, rappelant qu’en 2019, les braises du racisme et de la haine brûlent toujours.

Dans Héritage, le seul personnage blanc (joué par Éric Paulhus) arrive chez les Younger pour leur demander de renoncer à leur offre d’achat d’une maison, « parce que les résidants ne désirent pas avoir des gens de couleur » dans le voisinage. De renoncer à leur rêve… Impossible de ne pas voir un parallèle avec la situation des minorités ethniques et des « Dreamers » sous l’administration Trump.

En 1959, à quelques jours de la première à Broadway, Lorraine Hansberry écrit une lettre à sa mère : « Maman, ma pièce dit la vérité sur les gens, les Noirs et la vie. Je pense que cela aidera le public à comprendre comment nous sommes aussi compliqués qu’eux – et tout aussi mélangés –, mais surtout que nous avons parmi nos classes misérables et opprimées des gens qui sont l’essence même de la dignité humaine. »

Si A Raisin in the Sun résonne aussi fort aujourd’hui, c’est que le rêve américain des Younger semble s’évanouir face au manque de dignité d’une époque. Selon Mike Payette, Héritage est une tragédie. « Au final, Walter semble triompher en refusant l’argent des résidants blancs et en gardant sa dignité. Il y a 60 ans, le combat pour l’égalité, la libération, était récent ; on pouvait espérer un avenir meilleur. Or, à la lumière de la politique actuelle, l’avenir reste incertain, fragile. On ne peut plus voir la fin d’Héritage comme un happy end. Pour moi, la fin est douce-amère. »

PHOTO CATHERINE LEFEBVRE, COLLABORATION SPÉCIALE

Tracy Marcelin, Lyndz Dantiste et Mireille Métellus

La marche dans le décor

Le 19 août

C’est la première fois que les acteurs vont marcher sur la scène de Duceppe. Comme le spectacle ouvre la saison, le décor, signé Eo Sharp, a été installé durant le week-end, deux semaines avant la première. Un luxe !

En montant sur la scène, on entre dans le modeste et chaleureux logement des Younger. L’accessoiriste Normand Blais, qui collabore chez Duceppe depuis 33 ans, nous fait faire le tour du propriétaire. Il a déniché des trésors dans les brocantes, des brosses à dents en bois, de vieux paquets de cigarettes… et un tourne-disque des années 40 déniché sur Kijiji. « Je vais devoir limer la mèche de la table tournante pour faciliter l’insertion des vinyles », dit Blais à Frédéric Pierre qui apprivoise l’appareil.

Les concepteurs sont tous présents pour assister à la répétition générale. Le musicien Jason Selman est debout, côté cour. Il accompagne la troupe avec son saxophone, car la musique de Mathieu Désy sera très présente durant la représentation. Luc Prairie nous montre son plan d’éclairages sur l’ordinateur. Le concepteur a étudié tous les points de vue de la salle. Et maintenant, il doit planter sa maquette sur scène. « Mon plus grand défi, c’est de doser la lumière et de trouver des couleurs pour mettre en valeur la pigmentation des acteurs noirs, car aucun n’a la même teinte de peau. Je pense utiliser du lavande, une couleur qui se marie bien avec leurs visages. »

L’enchaînement débute. Le représentant de La Presse s’installe dans la salle obscure… « Soyez indulgent dans votre critique, l’équipe n’est pas tout à fait prête », lance à la blague Jean-Simon Traversy, codirecteur de la compagnie. Inutile, la troupe nous a déjà touchés en répétitions.

Héritage (A Raisin in the Sun
Du 4 septembre au 5 octobre