Une école secondaire du quartier Rosemont, au début du printemps. Une classe d’élèves de quatrième secondaire, à l’image de Montréal. À la question « Savez-vous qui est Éric Salvail ? », objet d’une enquête de La Presse, la réponse est éloquente : un silence de mort. Quelques regards inquisiteurs à gauche et à droite, puis une voix, hésitante, qui ose : « L’animateur de Tout le monde en parle ? »

Comment ces jeunes de 15-16 ans, étudiant dans un quartier central et francophone de la ville, peuvent-ils confondre un ex-animateur déchu de V et l’animateur-vedette de l’une des émissions les plus connues de Radio-Canada ?

Pas seulement parce que le petit écran est presque l’équivalent pour eux des scopitones pour ma génération (j’exagère à peine). Ni parce que La voix attire chez les adolescents un auditoire largement supérieur à celui de Tout le monde en parle. Mais parce que la télévision ne reflète en rien la réalité de ces élèves, qui est celle de Montréal — dont près du tiers de la population est issue d’une minorité visible ou ethnique.

On en parle depuis des années et, pourtant, il subsiste au Québec un grave problème de manque de représentation des minorités à l’écran, sur scène et dans les médias.

Quand un jeune ne voit jamais ou presque un comédien ou un animateur afro-descendant, arabe, asiatique ou latino-américain au théâtre, au cinéma ou à la télévision, il ne se sent pas pleinement partie de la société dans laquelle il vit. L’image que cette société lui renvoie ne l’inclut pas.

Il n’y a pas à chercher longtemps pour constater que, malgré de récents efforts, les œuvres de fiction ne témoignent pas de ce qu’est le Québec contemporain. Pas celui, fantasmé, de nationalistes identitaires. Celui, réel, que l’on trouve dans les rues, les boutiques et les cafés, pour peu que l’on fréquente à l’occasion les grands centres urbains.

Je ne parle pas que du centre-ville de Montréal, devenu une pub de Benetton au grand dam de certains, ni des quartiers Saint-Michel ou Parc-Extension. Mais d’une école publique en plein cœur de Rosemont.

Il y a un an, le Québec culturel était pris dans la tourmente de la controverse entourant le spectacle SLĀV de Betty Bonifassi et de Robert Lepage, inspiré de chants d’esclaves, présenté dans le cadre du Festival international de jazz de Montréal. Un débat houleux est né, sur la notion d’appropriation culturelle. La controverse a été nourrie davantage quelques semaines plus tard par la pièce Kanata, aussi mise en scène par Robert Lepage.

PHOTO OLIVIER JEAN, ARCHIVES LA PRESSE

Manifestation lors de la première du spectacle SLĀV 
au Théâtre du Nouveau Monde, le 26 juin 2018

Au cœur des revendications de ceux qui ont fait entendre à grands cris leur opposition à ces deux projets artistiques : le phénomène endémique de la sous-représentation des personnes racisées ou dites de minorités visibles, pour la plupart — paradoxalement — invisibles. Cette frustration, certainement légitime, d’artistes ne s’identifiant ni à ce qu’ils voient au théâtre, ni à la télé, ni au cinéma québécois a suscité bien des remous.

Cette prise de parole soudaine, par des groupes marginalisés, semble avoir porté atteinte à une certaine idée de l’identité québécoise et des « valeurs québécoises ». Une idée figée dans la graisse de bines des cabanes à sucre fières de leur lard et des rigodons de l’exclusion de ce qui ne correspond pas à un idéal patriotique réactionnaire.

Que reste-t-il de toute cette polémique, un an plus tard ? Avons-nous tiré des leçons de cet épisode qui a divisé non seulement la communauté artistique, mais aussi le Québec entier, et porté atteinte à l’image de marque, voire à la réputation internationale de notre bien-aimé Festival de jazz ? J’en ai discuté avec plusieurs artistes cette année, certains impliqués de près — souvent malgré eux — dans la controverse.

Ces conversations m’ont convaincu que des voix que l’on n’écoute pas d’ordinaire ont enfin été entendues. Même s’il a fallu que certains parlent fort pour qu’on leur prête une oreille attentive.

Tout ce brouhaha a au moins eu pour conséquence de faire réfléchir les gens de bonne volonté aux concepts d’appropriation culturelle et de racisme systémique. Oui, il est possible, sans être raciste, sans être de mauvaise foi, même malgré soi, de participer au racisme systémique. C’est un phénomène, une réalité, qui nous dépasse individuellement.

Quelques-uns — je pense à la femme de théâtre Ariane Mnouchkine — n’ont pas su ou voulu aborder ces questions complexes avec autre chose qu’un ton vexé empreint de paternalisme, de condescendance et de colonialisme. Certains s’en sont donné à cœur joie, avec un discours décomplexé flirtant avec le racisme. Ils ont éludé le débat, préférant caricaturer leurs adversaires idéologiques en les qualifiant de chantres du multiculturalisme et de la rectitude politique. Il est plus simple et moins préjudiciable de nourrir la confusion entre rectitude politique et droit légitime des minorités lorsque l’on jouit des privilèges de la majorité.

C’est au contact de l’autre que l’on évolue. Mais si l’on ne retient rien de ce que l’autre nous dit, à quoi bon le dialogue ? Robert Lepage a écouté et entendu le message de ceux qui n’étaient pas d’accord avec ses choix artistiques. Même les plus véhéments. Même ceux qui étaient injustes. Même ceux qui avaient tort. Sa pensée a cheminé. Son art aussi. Les événements de l’été dernier ont été pour lui l’occasion d’une prise de conscience. Lepage a reconnu que SLĀV n’était pas nécessairement en phase avec son époque. Il a admis un manque de sensibilité. Sans renier ce qui reste pour lui une valeur cardinale : la liberté de créer.

Il y a cinq ans, personne ne parlait d’appropriation culturelle. Personne ne se souciait de laisser à ceux qui ont subi les affres de l’Histoire, les exactions, l’asservissement, l’esclavage, le colonialisme, le soin de raconter ce qui n’a pas été raconté ou ce qu’ils n’ont pas eu l’occasion de raconter. Avec leur propre voix. Depuis un an, on ne peut plus faire la sourde oreille. On a semé les graines d’une réflexion plus profonde. À terme, je crois qu’on en recueillera les fruits.