La dernière fois que l'acteur montréalais Jay Baruchel a joué au théâtre, c'était à l'école secondaire FACE. Il avait 17 ans. Depuis, l'acteur de 31 ans n'a plus jamais remis les pieds sur les planches. Jamais jusqu'à dimanche dernier, où il s'est installé au Centre Segal pour incarner le détective Sherlock Holmes dans une pièce déjantée et casse-gueule de Greg Kramer.

Du hall moderne et vide du Segal, je vois Jay Baruchel sortir de répétition. Il porte un chandail bleu à l'effigie de son dieu: le Canadien de Montréal. Il est grand, maigre et affamé. Il se précipite sur la boîte où refroidit un simili-club sandwich avec la férocité d'un loup, mais en s'excusant à profusion en garçon bien élevé.

Je cherche un mot pour le décrire. Téméraire, peut-être. Car on s'entend que Jay Baruchel, un acteur qui, depuis 10 ans, travaille sans relâche aux États-Unis et dans des superproductions comme Knocked Up, Almost Famous, How to Train Your Dragon ou Million Dollar Baby, n'a absolument pas besoin de faire du théâtre au Segal, anciennement le Centre Saidye Bronfman. D'abord, pas besoin financièrement. Plusieurs sites américains abreuvés à la même source estiment qu'il vaut 16 millions de dollars. Pas besoin professionnellement non plus. Ami de Seth Rogen et de Judd Apatow, qui l'incluent souvent dans leurs projets, il ne manque pas de travail.

«Et pourtant, s'il n'en tenait qu'à moi, dit-il entre deux bouchées, je ne travaillerais qu'à Montréal. Sans blague. Si je pouvais faire mon métier uniquement ici, je serais le plus heureux des hommes.»

Venant d'un autre que Jay Baruchel, je ne croirais pas une minute cette affirmation. J'y verrais de la flagornerie ou de la fausse humilité. Mais Jay Baruchel n'est pas fait du même bois que les autres. Son père était bipolaire et lui souffre de troubles anxieux diagnostiqués à 21 ans. Il ne boit pas, ne sort pas (sauf pour une partie de hockey), n'aime pas les foules, n'aime pas la vie aux États-Unis et adore son Canada au point de s'être fait tatouer une feuille d'érable sur la poitrine. Ces jours-ci, rien ne le rend plus heureux que de quitter son duplex de Notre-Dame-de-Grâce et de conduire vers le boulot en écoutant les bulletins de circulation à la radio.

«J'aime l'idée de vivre une vie normale, pas une vie d'acteur. De toute façon, être acteur, ce n'est pas mon but dans la vie. Dès l'âge de 8 ans, j'ai annoncé à ma mère que je voulais écrire et réaliser des films d'horreur et d'action. Si mère m'a encouragé à passer des auditions, c'est surtout parce qu'elle croyait que la meilleure école de cinéma, c'était un plateau de tournage.»

Sa mère, Robyn Ropell, dont il porte le nom tatoué sur son bras, est née à Halifax et descend d'une famille d'ardents militaires. Quant à son père, Serge Baruchel, né à Paris de parents juifs italo-égyptiens, j'hésite encore à croire ce qu'il m'en dit: «Officiellement, mon père vendait des puces électroniques, officieusement, de la drogue. Il descend d'une longue lignée de criminels. Je suis le premier non criminel de la lignée, ce qui ne veut pas dire que je ne suis pas fucké pour autant. Et oui, il est mort d'une overdose.»

Dans tous les articles que j'ai lus à son sujet, son père est présenté comme un antiquaire. Jay se fout-il de ma gueule? Seul son coiffeur le sait... Chose certaine, ses parents étaient des Montréalais pur béton et d'ardents fédéralistes. Après s'être exilés pendant cinq ans en Ontario, ils sont revenus à Montréal en courant.

«C'était deux ans avant le référendum de 1995. Nos amis ontariens riaient de nous en disant qu'on s'était trompé de direction sur la 401. Je me suis retrouvé plongé dans la tourmente politique québécoise. Je me revois avec ma pancarte du Non et au love-in de la place du Canada, j'avais le sentiment de faire mon devoir patriotique.»

Jay rigole en racontant l'anecdote, mais il ne rigole pas toujours à ce sujet, ce qui n'en fait pas un anglo borné. Tout le contraire. Il affirme que ses années à FACE, où il a découvert son statut de minoritaire, ont été des années de découverte et d'ouverture à l'autre. Et s'il s'est fait tatouer une feuille d'érable près du coeur, ce n'est pas par provocation.

«Je l'ai fait dans un moment de désespoir. J'étais à Los Angeles pour un tournage. Je n'allais pas bien, je m'ennuyais de Montréal et j'avais le sentiment que j'allais mourir. Je me suis dit que s'ils me trouvaient mort avec ma feuille d'érable, au moins ils sauraient où m'enterrer.»

En attendant la sortie de This Is the End, une comédie catastrophe où une bande d'acteurs attendent la fin du monde dans la villa de James Franco, Baruchel s'est lancé dans l'aventure de Sherlock Holmes avec jubilation. Mais dès la première répétition, le malheur a frappé. Greg Kramer, l'auteur de la pièce, qui jouait aussi le rôle d'un détective, est mort du sida.

«C'est une façon assez morbide de commencer, raconte l'acteur, surtout que je me faisais une joie d'apprendre à connaître davantage Greg. Maintenant, il ne me reste plus qu'à faire honneur à son texte.»

Jay Baruchel sait qu'il jouit d'un grand capital de sympathie auprès de la communauté anglo-montréalaise et que ce capital pourrait s'envoler en fumée s'il n'est pas à la hauteur des attentes. Mais Jay Baruchel en a vu d'autres. Et même s'il devait mourir de peur ou de honte sur la scène du Segal, au moins, il aurait le bonheur de mourir à Montréal.

Quatre lieux cultes de Jay à Montréal

Le parc Jeanne-Mance : Il y passait ses vendredis soir avec ses copains de l'école secondaire FACE.

L'Orange Julep : De son vivant, son père l'y emmenait souvent.

Forum et Centre Bell : Jay était dans la salle le soir où le Forum a fermé et le soir où le Centre Bell a ouvert.

Schwartz's : C'est là où il va manger le meilleur smoked meat au monde, sauf quand la file est trop longue. Il traverse alors la rue et va au Main Deli.

Sa filmographie

1996 : My Hometown, tourné à Coaticook.

1999 : Un épisode de la série Are You Afraid of the Dark ?, produite par Cinar.

2000 : Almost Famous, film-culte de Cameron Crowe sur un jeune journaliste du Rolling Stone. Baruchel joue un fan fini de Led Zeppelin.

2004 : Million Dollar Baby, où il joue le rôle de Danger, le boxeur maigre, inexpérimenté et baveux.

2007 : Knocked Up - En cloque, où il apparaît torse nu avec son tatouage de feuille d'érable.

2008 : Nick and Norah's Infinite Playlist - Une nuit à New York.

2008 : Tropic Thunder - Tonnerre sous les tropiques, avec Ben Stiller.

2009 : Night at the Museum: Battle of the Smithsonian La nuit au musée 2, avec Ben Stiller.

2010 : The Trotsky de son ami Jacob Tierney, dans le rôle de celui qui se prend pour la réincarnation de Trotski.

2011 : Goon, avec son bon ami Marc-André Grondin.

2013 : The Black Marks et This Is the End.