« Oui, il y a une petite part de cynisme en moi », reconnaît Éric Gagnon, en commentant l’image un peu bourrue qu’il dégage à l’écran. « Mais la plus grande part de qui je suis est plutôt du côté du rêve et de l’amour des gens. » Rare entretien avec l’énigmatique urgentologue qui, jeudi soir, apparaît pour l’avant-dernière fois dans un épisode de De garde 24/7.

Éric Gagnon m’accueille dans le hall de l’immeuble où il habite, près du parc Jarry, avec la même nonchalance que celle avec laquelle il se déplace dans les couloirs de l’hôpital Maisonneuve-Rosemont, comme s’il marchait au ralenti au cœur d’une tornade. Un trait distinctif parmi plusieurs grâce auxquels il est rapidement devenu un des plus fascinants médecins de De garde 24/7.

C’est que, contrairement à son (sympathique) collègue François Marquis, qui se régale vraisemblablement de toutes les minutes qu’il passe devant les caméras, l’urgentologue de 60 ans est un intervenant beaucoup plus rétif, dont chacune des précieuses réflexions semble presque avoir dû lui être arrachée. Éric Gagnon est un personnage télévisuel parfait, parce qu’il est aisé de s’imaginer, derrière son regard à la fois triste et rieur, toute la richesse d’un monde intérieur sur lequel soufflent plusieurs tempêtes.

« Quand les gens des comm de l’hôpital m’ont appelé pour me dire que ça prenait quelqu’un de l’urgence [pour participer à De garde 24/7], je leur ai répondu : “Cherchez encore, ce ne sera sûrement pas moi” », raconte-t-il de sa voix unique, grave et traînante.

Regardez un extrait de De garde 24/7

Au terme d’une rencontre d’une heure avec la haute direction de Maisonneuve-Rosemont, qui a plaidé la vitrine exceptionnelle que représentait l’émission de Télé-Québec pour leur établissement parfois mal-aimé, le médecin a accepté de se prêter au jeu. Et même s’il s’est spontanément détesté à l’écran, l’utilité sociale d’un pareil documentaire lui est vite apparue évidente.

« J’ai compris que ça peut permettre aux gens de voir que la majorité des médecins sont des humains bienveillants, dit-il. Les gens confrontés à ce gigantesque bateau qu’est le système de santé se présentent dans leur plus grande vulnérabilité, rencontrent des médecins qui leur sont inconnus, qui ne sont pas toujours complètement à l’écoute, parce que tout va trop vite, mais je pense que l’émission montre bien qu’on a une vraie sensibilité pour les patients. We really care, malgré toutes les difficultés que ça représente de soigner les gens. »

Les décisions angoissantes

Fils d’ophtalmologiste ayant passé sa jeunesse dans Outremont, Éric Gagnon s’est inscrit en médecine sur un coup de tête, pour emboîter le pas à nombre de ses camarades du Collège Stanislas. Il s’est beaucoup cherché, au point de prendre un an de pause après sa première et sa quatrième année d’études, jusqu’à ce qu’il fasse la rencontre de la médecine d’urgence. « Le 8 à 5, les bureaux, la médecine interne, ça ne venait vraiment pas me chercher. »

L’urgentologue, ce rebelle du milieu hospitalier ? Voilà bien un cliché, mais un cliché auquel correspond quand même pas mal celui qui « n’a pas beaucoup d’idées arrêtées sur ce que devrait être une personne » et dont les indignations sont aussi nombreuses que les soupirs qu’il laisse tomber dans De garde 24/7.

J’en ai beaucoup contre l’injustice. On pense qu’on vit dans une société égalitaire, mais il y a des gens qui travaillent fort et qui ont fuck all protection. Les petits travailleurs, s’ils tombent gravement malades, ils n’ont pas d’assurance, ils n’ont rien devant eux.

Le Dr Éric Gagnon

Il a aujourd’hui 30 ans d’urgences dans le corps, mais manifestement encore le même souci, vissé au cœur, de bien faire. Qu’est-ce que le grand public comprend le moins bien de son boulot ? « La pression. Le nombre de décisions angoissantes qu’on prend dans une journée. Quand je recouds une main, la décision que je prends de mettre ce bout-là là, et l’autre là, ça vient avec une immense charge émotive. Si je me trompe, le patient ne mourra pas, mais ça peut le gosser pour le reste de son existence. C’est ça qui est épuisant. »

Le confort et l’amour

Notre rapport collectif à la mort – les fidèles de De garde 24/7 le savent – figure en tête de liste des sujets qui habitent Éric Gagnon. « J’ai un dilemme dans ma job entre ce à quoi je crois et ce que je fais. C’est ça qui est particulièrement difficile à vivre », confie-t-il. C’est-à-dire ? « On est beaucoup trop dans les soins et pas assez dans le confort et l’amour. On n’est pas assez dans le prendre soin. »

Si la fin de vie a aussi souvent été au cœur de ses présences à l’écran, c’est qu’il se désole de notre déni collectif de la mort. Sortir l’arsenal technomédical pour une personne âgée qui se dirige vers son dernier souffle, pendant que le quotidien dans un CHSLD peine à se conformer à notre idéal d’un crépuscule le plus doux et lumineux possible ? Drôles de choix de société, résume-t-il.

On a totalement désappris à mourir. On est dans une logique de vie à tout prix. C’est un combat qu’on mène constamment à l’urgence : les gens arrivent, ils sont vieux, et la fin de vie n’a pas été réfléchie. Il y a plein de gens que je soigne parce que c’est ce qu’ils souhaitent, mais si c’était juste moi, je ne ferais que les soulager, les rendre confortables.

Le Dr Éric Gagnon

« Je ne peux pas croire, poursuit-il, qu’à partir de 75 ans, on est obligé de faire des examens pour garder son permis de conduire, mais qu’il n’y a pas un endroit dans notre société où on doit parler des niveaux de soin qu’on veut. Ça devrait être une obligation, comme payer ses impôts. »

La mort, on s’y désensibilise forcément, à force de la côtoyer. Mais chacun des grands départs, pour Éric Gagnon, demeure sacré. « À chaque constat de décès, je dis toujours au revoir au mort. Je lui souhaite toujours bonne chance. Je passe toujours mon pouce sur son front. »

De garde 24/7, jeudi à 20 h, à Télé-Québec