Question quiz : combien de jeux télévisés sont animés par un homme cette année ? Réponse : huit. Question boni : combien sont animés par une femme ? La moitié d’un.

À l’heure actuelle, seul La poule aux œufs d’or empêche les hommes d’enregistrer un blanchissage en bonne et due forme. Copiloté par Sébastien Benoit et Julie Houle, l’increvable programme de TVA contraste avec l’ensemble des jeux inscrits au calendrier télévisuel 2021-2022, qui sont tous pourvus d’un animateur, et non d’une animatrice : Le tricheur (Guy Jodoin), Au suivant ! (Stéphane Bellavance), Génial ! (encore Stéphane Bellavance), Les petits tannants (Pierre Hébert), Question de jugement (encore Pierre Hébert), Ça fait la job (Samuel Chiasson), Silence, on joue ! (Patrice L’Ecuyer) et 100 génies (Pierre-Yves Lord).

Cette domination masculine est loin d’être récente. Dans l’histoire télévisuelle québécoise, les femmes ne représentent qu’environ 10 % des présentateurs de jeux. Elles se sont retrouvées seules aux commandes d’un quiz seulement 20 fois, contre 180 pour leurs homologues masculins.

Nous avons exclu du calcul la trentaine d’émissions pilotées en tandem mixte, comme Coup de foudre (Yves Gionet et Anne Bisson), C’est ma toune (Marie-Eve Janvier et Jean-François Breau) et Adam ou Ève (Janette Bertrand et Jean Lajeunesse).

Le palmarès du Gala Artis reflète cette sous-représentation. Au cours des 15 dernières années, seulement trois femmes ont réussi à percer la catégorie Animateur/animatrice d’émissions de jeux : Julie Snyder (Le banquier), Véronique Cloutier (Paquet voleur) et Maripier Morin (Face au mur). Les statistiques sont semblables du côté des prix Gémeaux.

C’est d’ailleurs lors d’un dévoilement des finalistes au Gala Artis que Julie Houle a réalisé qu’elle faisait figure d’exception. « Quand j’ai vu qu’il y avait cinq hommes en nomination, ça m’a frappée », raconte-t-elle.

Difficile à expliquer

Julie Houle figure au générique de l’émission La poule aux œufs d’or depuis 2009. Après avoir rempli les fonctions de présentatrice, elle a été promue au rôle de coanimatrice en 2018, quand Guy Mongrain a tiré sa révérence.

La mère de quatre enfants n’a jamais pensé que Loto-Québec et TVA avaient recruté Sébastien Benoit « parce qu’une femme n’est pas capable d’animer toute seule ». Dès le départ, elle a exigé d’être payée à parts égales avec son coanimateur, même s’il avait plus d’expérience qu’elle en animation. « La parité, c’était important pour nous », souligne-t-elle.

PHOTO HUGO-SÉBASTIEN AUBERT, LA PRESSE

Julie Houle

Julie Houle peine à expliquer l’absence de femmes aux commandes de quiz. En entrevue, l’ex-miss météo de Salut bonjour réfléchit à voix haute : « Est-ce qu’un meneur de jeu, c’est dominant ? Est-ce que ça doit être un homme ? J’ai grandi avec Patrice L’Ecuyer. C’est la référence en animation de quiz. Parce que c’est un homme, est-ce que c’est la raison pour laquelle on continue dans cette veine ? »

Selon Anouk Bélanger, professeure au département de communication de l’Université du Québec à Montréal (UQAM), le déséquilibre observé en 2022 pourrait découler de schémas datant des balbutiements du petit écran.

« Il y a quelque chose de résiduel qui remonte aux années 1960, 1970, quand l’homme avait l’autorité dans l’espace public. À cette époque, à qui allait-on obéir plus rapidement ? De qui allait-on accueillir l’autorité plus facilement ? L’homme. »

Ces rapports sociaux ont teinté l’ADN télévisuel. Ça laisse des traces. Et comme la télévision, c’est une grande institution, ses logiques de fonctionnement prennent beaucoup de temps à changer.

Anouk Bélanger, professeure au département de communication de l’UQAM

« Si la télé nous renvoie un portrait du Québec qui contribue à forger dans l’imaginaire ce que l’on considère comme normal, usuel, ou encore acceptable, la figure de l’animateur de jeux télévisuels nous ramène à un portrait fort traditionnel, poursuit Anouk Bélanger. C’est un cliché, mais c’est aussi la réalité empirique ici. Les hommes blancs dans la force de l’âge dominent le portrait du visage public du Québec. »

Manque d’imagination

Anaïs Favron fait partie des rares femmes à avoir piloté un jeu télé au XXIe siècle. Elle s’est illustrée de 2015 à 2019 aux commandes du Dernier passager, émission jeunesse de Télé-Québec. Selon elle, la carence en représentativité féminine dans l’univers des quiz découle notamment du manque d’imagination des diffuseurs.

« Ils prennent toujours le même monde, déplore-t-elle. Ils ont très peur. Chaque fois, c’est pareil. Ils disent : “Mais c’est dur, trouver du monde.” Mais moi, je suis comme : “Je pourrais animer ! Édith Cochrane pourrait, Virginie Fortin pourrait…” Des filles qui pourraient animer, j’en connais plein ! »

PHOTO CATHERINE LEFEBVRE, LA PRESSE

Anaïs Favron

Selon Anaïs Favron, la place des femmes en télé a stagné au cours des dernières années. Elle croyait qu’avec l’essor du mouvement #moiaussi (#metoo), la situation allait s’améliorer, mais non.

« Ça bouge partout, sauf en télé, observe-t-elle. C’est comme s’il y avait encore le réflexe : “On engage l’homme, parce qu’un gars, c’est plus simple. C’est plus facile à coiffer, c’est plus facile à habiller.” Le monde s’en fout de ce qu’il porte. Alors qu’une fille, ce qu’elle porte, elle va s’en faire parler longtemps. On n’est pas rendus égaux. On n’est pas rendus là. J’ai l’impression de vivre plus de sexisme maintenant que j’en vivais il y a 15 ans. »

« Les décisions partent d’en haut »

Julie Snyder connaît bien le milieu télévisuel. Elle connaît également l’univers des jeux. De 2007 à 2017, elle a tenu les rênes du Banquier à TVA. Jointe au téléphone, la gagnante de plusieurs trophées Artis et Gémeaux rappelle qu’au départ, le diffuseur pressentait un homme pour piloter l’adaptation québécoise de Deal or No Deal : Martin Matte. Son téléphone n’a sonné qu’après que l’humoriste eut refusé l’offre.

PHOTO SIMON GIROUX, ARCHIVES LA PRESSE

Julie Snyder

Pendant des années, j’ai été la seule femme à animer un jeu télévisé. Et c’était celui qui fonctionnait le mieux. Tous les dimanches, on était l’émission numéro un. Ça aurait dû inspirer d’autres diffuseurs ou d’autres producteurs à mettre des femmes aux commandes d’un jeu…

Julie Snyder

Bien qu’à Radio-Canada, on doive remonter à une douzaine d’années pour trouver une femme seule au volant d’un jeu télévisé (Paquet voleur avec Véronique Cloutier, de 2007 à 2010), la direction parle d’un concours de circonstances.

« Ce n’est pas quelque chose qu’on fait par exprès ; ce n’est pas quelque chose qu’on évite par exprès », déclare Dany Meloul, directrice générale, télévision, du diffuseur public.

La grande patronne des programmes soutient qu’en variétés, un secteur qui renferme les jeux, les femmes occupent une belle place. Elle cite Véronique Cloutier avec 1res fois, France Beaudoin avec En direct de l’univers ainsi qu’Élyse Marquis aux Chefs ! « Les femmes vont rester à la tête des gros plateaux de Radio-Canada, c’est certain », signale-t-elle.

PHOTO ANDRÉ TREMBLAY, ARCHIVES LA PRESSE

Véronique Cloutier en 2007 à l’animation de Paquet voleur, à Radio-Canada

Les réseaux devront adopter une attitude proactive s’ils veulent combler cette carence en représentativité féminine, estime Julie Snyder. « Ça part d’une volonté du diffuseur. Les décisions partent d’en haut. »

Pour redresser la situation, la productrice rêve également de créer une sororité.

« Les boys clubs existent depuis longtemps : des gars qui chillent et qui règlent des affaires entre eux. Les femmes, on n’a pas développé de réseau. On n’a pas formé de club. Ça ne fait pas partie de notre éducation. J’aimerais en développer. Pour qu’on s’aide les unes les autres. Ce n’est rien contre les hommes. Mais nous aussi, on est capables de s’appeler entre nous autres pour régler des affaires. »

Julie Houle ignore quelle avenue l’industrie devrait privilégier pour rétablir l’équilibre, mais chose certaine, elle souhaite qu’il soit atteint sans passer par l’imposition de quotas.

« Oui, je suis féministe, mais je serais irritée d’apprendre qu’on m’a choisie parce que je suis une femme. Je veux être reconnue pour mon travail. La représentativité, j’y crois, mais à compétences égales. »

Pas juste au Québec

L’animation des jeux télévisés n’est pas seulement l’apanage des hommes au Québec. On observe le même phénomène en France. Selon une étude du magazine culturel Télérama parue en 2020, les femmes représentaient de 5 % à 10 % des présentateurs de quiz dans l’Hexagone. Une brève recension des émissions suffit pour s’en rendre compte : Questions pour un champion (Samuel Étienne), Chacun son tour (Bruno Guillon), Des chiffres et des lettres (Laurent Romejko), N’oubliez pas les paroles (Nagui), Slam (Cyril Féraud)… Aux États-Unis, c’est pareil. Dans toute l’histoire des Daytime Emmy, qui remonte à 1974, seulement cinq femmes ont réussi à percer la catégorie du meilleur animateur de jeu. Au cours des cinq dernières années, elles n’ont décroché aucune sélection. Actuellement, le paysage est dominé par Pat Sajak (Wheel of Fortune), Alfonso Ribeiro (Catch 21), Steve Harvey (Family Feud) et Wayne Brady (Let’s Make a Deal). Le Canadien Alex Trebek (Jeopardy !) faisait également partie du groupe jusqu’à sa mort, en novembre 2020. Enfin, l’an dernier au Royaume-Uni, en prenant la barre de The Answer Trap, nouveau quiz sur Channel 4, Anita Rani a déclaré qu’il y avait « bien assez d’hommes animateurs de jeux ».