Un succès multigénérationnel
Diffusée et rediffusée dans plus de 80 pays, la série, qui a été en ondes de 1994 à 2004, joue encore en boucle sur les antennes de bon nombre de chaînes spécialisées partout sur la planète, en plus d’être offerte sur les plateformes de diffusion en continu. « C’est assurément une émission qu’on peut désormais considérer comme un classique de la télévision et qui est souvent classée dans le top 100 des émissions les plus appréciées », affirme Stéfany Boisvert, professeure à l’École des médias de l’Université du Québec à Montréal spécialisée dans l’analyse télévisuelle.
Mais ce qui la fascine par-dessus tout, c’est de voir qu’encore aujourd’hui, malgré l’abondance de contenu et à une époque où les références télévisuelles changent « extrêmement rapidement », elle peut se permettre de faire des références à Friends dans ses cours parce que ses étudiants (dont la plupart n’étaient même pas nés à ses débuts !) regardent ou ont déjà regardé l’émission. Et c’est justement pour mettre en valeur l’attachement multigénérationnel que la série a été capable de construire que de jeunes artistes – comme Justin Bieber, Cara Delevingne et Lady Gaga – ont été invités à l’épisode de retrouvailles, selon Stéfany Boisvert.
« Pour moi, Friends, c’est une bonne histoire ; c’est aussi simple que ça. Et une bonne histoire, ça survit aux époques », estime pour sa part India Desjardins, autrice de l’essai Mister Big ou la glorification des amours toxiques et fan inconditionnelle de Friends.
Autres temps, autres… gags
En 20 ans, la série a assurément pris quelques rides, mais peut-être moins que d’autres comédies comme How I Met Your Mother, où le personnage de Barney est « tellement misogyne », selon India Desjardins, qu’il est difficile d’en rire aujourd’hui. « C’est sûr que j’ai un attachement nostalgique à Friends, dit l’autrice, mais en la regardant [l’an dernier] après 10 ans, j’ai vu des choses qui avaient mal vieilli. Et avec toutes mes recherches sur les relations toxiques pour mon livre, j’ai aussi vu la relation entre Ross et Rachel d’un autre œil. Mais je ne vais jamais arrêter d’aimer Friends. »
« Les comédies de situation témoignent toujours des normes sociales, des valeurs, des dynamiques culturelles qui sont propres à une époque, explique Stéfany Boisvert. Si on avait produit la série Friends en 2021, elle n’aurait probablement pas abordé les mêmes thématiques et, surtout, elle n’aurait pas montré les mêmes visages. »
Outre cette absence « assez criante » de diversité culturelle, de surcroît dans une ville comme New York, la professeure note la vision hétéronormative des relations amoureuses qui y sont dépeintes et les gags autour de l’homosexualité de l’ex-femme de Ross, qui suggèrent que son orientation sexuelle pourrait être liée à la masculinité défaillante de celui-ci. « Je verrais très bien un reboot [une adaptation] de la série Friends et je suis persuadée que si on en faisait un, il y aurait probablement une plus grande diversité culturelle, sexuelle et de genre que ce qu’on trouvait dans l’originale. »
Friends, remède par excellence
Marc Hekster, psychologue à la clinique The Summit, à Londres, s’est longuement penché sur l’effet d’émissions comme Friends et The Big Bang Theory sur l’anxiété. « On peut facilement soutenir que Friends est juste une émission superficielle, mais le fait est que les gens regardent la série encore et encore parce que ça leur fait du bien. Et tout le monde peut s’y identifier parce que les six personnages ont des personnalités différentes qui représentent divers types de personnes », affirme-t-il. À son avis, le fait que les personnages utilisent l’humour pour faire face à des difficultés ou surmonter leurs traumatismes – il donne l’exemple de Phoebe, dont la mère s’est suicidée – protège de la douleur et met un baume sur les peines. Et surtout, ajoute-t-il, voir ce groupe d’amis qui prennent soin les uns des autres, s’aiment et plaisantent ensemble nous fait inévitablement sentir mieux.
« J’ai longtemps habité seule dans ma vie et quand je regardais les reprises qui passaient tous les soirs, j’avais l’impression d’être en compagnie, confie India Desjardins. Friends reste toujours dans quelque chose de lumineux, et c’est pour ça que ça a fait du bien aux gens pendant la pandémie. »
Une bonne idée, ces retrouvailles ?
Lorsqu’elle a su que les personnages de Friends allaient se retrouver le temps d’un épisode, 17 ans après leur séparation, les sentiments d’India Desjardins oscillaient entre la joie… et la peur. « Des fois, quand tu reprends des personnages plus tard, tu t’es fait une histoire dans ta tête, tu t’es un peu inventé ce qu’ils sont devenus. Donc si ça ne concorde pas nécessairement avec ton souvenir, tu as peur de le perdre au profit de quelque chose qui est moderne. Je préfère que les choses restent parfois ancrées dans une époque. » Mais quand elle a vu la bande-annonce, c’est les larmes aux yeux qu’elle a soupiré de soulagement : « C’est parfait, ce qu’ils ont décidé de faire, parce qu’ils ne vont pas trahir le souvenir. Ça va refléter les émotions du public, ils vont retrouver les décors, faire des lectures de scénarios… C’est le meilleur concept qu’ils auraient pu trouver. »
À noter que parmi les informations qui ont filtré sur les détails de l’émission spéciale, on sait que les six acteurs de la série ne joueront pas leur rôle et que rien n’est écrit à l’avance. Ils se réuniront dans les décors originaux de la série, le temps de recréer, entre autres, le jeu-questionnaire qui avait fait perdre à Rachel et Monica leur appartement. Mais une grande partie du contenu est restée un secret bien gardé et bien des fans croisent les doigts pour des segments d’un épisode caché où l’on découvrirait ce que les personnages sont devenus.
S’il s’agit évidemment d’un « grand coup » dans le milieu télévisuel pour la plateforme HBO Max qui diffusera l’émission spéciale aux États-Unis, selon Stéfany Boisvert, ces retrouvailles vont également être source de controverse, estime le psychologue Marc Hekster. « Certains vont aimer, d’autres vont détester ; mais dans un sens ou dans l’autre, ce sont les six personnages originaux de la série, et je crois que ça ne peut être qu’un grand succès », conclut-il.
Friends : The Reunion sera offert au Canada en anglais sur Crave et avec sous-titres en français sur Super Écran, jeudi dès 6 h. L’émission sera également diffusée sur Super Écran jeudi à 22 h 30 (en rediffusion vendredi à 13 h 20 et samedi à 18 h 20).
Friends en trois épisodes, selon India Desjardins
L’autrice India Desjardins fait partie de ceux qui regardaient Friends « quand ça passait encore toutes les semaines ! » Fan au point d’en avoir le coffret – c’est sa préférée de toutes les sitcoms –, elle a revu la série au complet l’an dernier, durant le premier confinement, après une période de 10 ans sans l’avoir regardée. Elle s’est prêtée au jeu de nous dévoiler ses épisodes préférés.
L’épisode qu’elle préfère, en tant qu’autrice
The One Where No One’s Ready : C’est un épisode qui se passe en temps réel, une façon de faire tout à fait inédite à l’époque, dit-elle. « Tout le monde doit se préparer pour aller à un évènement de Ross et il arrive plein de conflits : Phoebe salit sa robe, Joey et Chandler se disputent pour une chaise, Rachel n’arrive pas à décider quoi mettre, elle se chicane avec Ross et décide de répondre à ses correspondants… Tout ça pendant que le taxi s’en vient et que Ross veut que tout le monde soit prêt. Pour moi, c’est une pépite de scénario. »
L’épisode qu’elle préfère, en tant que téléspectatrice
The One Where Everyone Finds Out : « Mon préféré, c’est un peu le même que tout le monde ! C’est un classique et on dirait que dans la réunion, ils en font une relecture. Je répétais les mêmes phrases que Lisa Kudrow [dans la bande-annonce] : “My eyes, my eyes !” »
L’épisode « qui n’existe pas »
The One With All the Thanksgivings : « Pour moi, cet épisode n’existe pas ; je le passe ! C’est comme si on apprenait que Monica a toujours aimé Chandler. Mais moi, ce que j’aime de Monica et Chandler, c’est deux amis qui, à un moment donné, se sont découvert un amour l’un pour l’autre de façon inattendue. C’est aussi un épisode très grossophobe – on apprend qu’à cause d’un commentaire désobligeant de Chandler sur son poids, Monica aurait maigri, comme si toute sa transformation était pour lui plaire. […] Et dans les choses qui ont mal vieilli, le fat suit de Monica, c’est un peu malaisant de voir ça aujourd’hui… Pour moi, c’est le pire épisode ! »