Le réalisateur de Moonlight, Barry Jenkins, signe une adaptation absolument magistrale du roman Underground Railroad, de Colson Whitehead. La série est offerte depuis vendredi sur Amazon Prime Vidéo. Comment parler d’esclavage en 2021 ? En montrant l’horreur, sans compromis.

Le roman

Quand nous avons interviewé Colson Whitehead, l’été dernier, il nous a confié que le dernier voyage qu’il avait effectué avant la pandémie avait été en Géorgie, pour visiter le plateau de tournage de la série adaptée de son roman. « Ça faisait drôle de voir tous ces gens – il devait y avoir une centaine de personnes – courir dans toutes les directions pour donner vie à mon histoire », nous confiait l’auteur à l’époque. Colson Whitehead a remporté le Pulitzer et le National Book Award pour Underground Railroad, paru en 2016. Son roman raconte l’histoire de Cora, petite-fille et fille d’esclaves, née dans une plantation. Elle s’enfuit en compagnie d’un autre esclave, Caesar, mais sera poursuivie avec acharnement tout au long de son parcours par Arnold Ridgeway, chasseur d’esclaves vicieux et violent.

Le train souterrain

Le terme « underground railroad » fait référence à un réseau clandestin d’abolitionnistes qui aidaient les esclaves à fuir le Sud avant la guerre de Sécession en les cachant dans des maisons et en les faisant emprunter des chemins cachés. On estime que 100 000 esclaves ont pu être sauvés sur une période d’environ 30 ans. Dans son roman, Colson Whitehead avait matérialisé le train et en avait fait une vraie voie ferrée souterraine qu’empruntaient les esclaves pour remonter vers le Nord, jusqu’au Canada. Chaque étape du parcours de Cora correspondait à un nouveau chapitre et Barry Jenkins, gagnant de l’Oscar du meilleur film pour Moonlight, a pris la même approche. La voie ferrée est au cœur de la série, fil conducteur qui fait avancer le récit de tableau en tableau. Cora passera par la Caroline du Sud, l’Indiana, le Tennessee… et chaque fois se retrouvera dans un environnement où elle croisera des Noirs libres, mais où elle sera encore et toujours confrontée à la discrimination, à l’exploitation et au racisme de la société américaine. C’est parfois très évident. D’autres fois, c’est plus subtil et pernicieux.

PHOTO CHRIS PIZZELLO, ARCHIVES ASSOCIATED PRESS

Thuso Mbedu, l’actrice qui incarne le personnage de Cora

La série

Underground Railroad s’inscrit dans une lignée de films et de séries sur l’esclavage. Les plus de 50 ans se souviennent avec émotion de la série Roots (Racines) qui nous a éduqués collectivement au milieu des années 1970. Le film 12 Years a Slave, de Steve McQueen, est un autre jalon de la représentation artistique de l’esclavage aux États-Unis. Underground Railroad devait donc aller plus loin, d’autant que la conversation publique sur le racisme a beaucoup évolué depuis 2013, année de parution du film de McQueen. Le parti pris de Jenkins est clair dès les premières images : on n’épargnera pas le téléspectateur. Aussi bien vous avertir, Underground Railroad n’est pas une série qu’on regarde en rafale durant un week-end, au risque d’abandonner avant la fin. C’est très dur. Il vaut mieux y aller un épisode à la fois pour absorber et digérer chaque tableau.

PHOTO FOURNIE PAR AMAZON STUDIOS

Joel Edgerton interprète Arnold Ridgeway

Les acteurs

Les acteurs sont absolument extraordinaires, à commencer par Thuso Mbedu, la jeune actrice sud-africaine qui interprète Cora, et dont c’est le premier rôle hors de son Afrique du Sud natale. Le mélange de peur et de détermination passe par son regard comme une tonne de briques. Quant à Joel Edgerton, l’acteur qui interprète Arnold Ridgeway, le chasseur d’esclaves qui poursuit Cora, il est pervers et terrifiant.

PHOTO VALERIE MACON, ARCHIVES AGENCE FRANCE-PRESSE

Barry Jenkins, réalisateur de la série Underground Railroad

Son et image

La vision artistique de Underground Railroad est époustouflante. Chaque scène est magnifiquement éclairée comme un tableau de grand maître, sans toutefois tomber dans l’esthétisation de l’horreur et de la violence. La composition des images, les teintes sombres, les textures, la position de la caméra sur les maîtres et les esclaves, les corps meurtris, déchiquetés et ensanglantés… On sent que Jenkins, qui a réalisé chaque épisode en plus de participer à l’écriture, y a mis toute son âme. Le travail sur le son est également admirable : le grondement du train, les bruits dans les champs de coton, les hurlements de chiens et, surtout, le claquement des fouets qui composent la trame de fond, contribuent à créer une atmosphère tendue, à la limite du supportable. À certains moments, on ressentait le même malaise physique qu’en regardant La servante écarlate. L’impression de manquer d’air, d’être constamment en état d’hypervigilance.

Cette série pose des questions éthiques intéressantes pour le téléspectateur blanc. Ce n’est pas un « divertissement » comme les autres. C’est un devoir de mémoire devant lequel nous sommes invités à ne pas fermer les yeux. Et si l’exercice est à la limite du supportable, n’avons-nous pas l’obligation morale de regarder jusqu’au bout ?

Les 10 épisodes de Underground Railroad sont offerts sur Amazon Prime Video