Depuis presque 30 ans maintenant, cette histoire hante le milieu du cinéma : Woody Allen a-t-il abusé de sa fille Dylan lorsqu’elle avait 7 ans ou cette accusation est-elle la construction d’une femme blessée, Mia Farrow, qui a vu son conjoint la quitter pour sa jeune fille adoptive, Soon-Yi Previn ?

Ce serait oublier que Dylan, l’enfant en question devenue adulte, n’a jamais dévié de sa version de l’histoire, qui a refait surface à la lumière du mouvement #metoo et qui bénéficie d’un éclairage approfondi dans le documentaire très attendu Allen v. Farrow présenté à partir de dimanche sur HBO et Crave.

Cette série documentaire en quatre parties, réalisée par Kirby Dick et Amy Ziering, qui se sont déjà penchés sur les cas d’agressions sexuelles dans l’armée et l’industrie musicale (Invisible War, On the Record), n’apporte pas vraiment de nouveaux faits dans ce cas particulier. En revanche, Allen v. Farrow recadre l’époque où la bataille judiciaire s’est déroulée, le discours complaisant qui a entouré Allen, et rafraîchit la mémoire sur les détails de cette saga dont on a souvent retenu que ce qui faisait plutôt l’affaire des admirateurs du réalisateur de Manhattan.

Le point de vue donné ici penche entièrement en faveur de la version de Dylan Farrow, qui prend la parole, ainsi que sa mère, ses frères et sœurs, des amis de la famille, auxquels s’ajoutent des avocats, psychologues, journalistes et critiques.

Woody Allen, sa femme Soon-Yi et son fils adoptif Moses, qui soutient Allen depuis quelques années en disant que Dylan a tout inventé et a été « coachée » par Mia, qu’il décrit comme une mère abusive, ont refusé de participer au documentaire. La version d’Allen est présentée par des extraits du livre audio de ses mémoires Apropos of Nothing, paru l’an dernier, où il règle longuement ses comptes avec son ex.

On revient sur la relation d’une douzaine d’années entre Allen et Farrow, qui se sont rencontrés alors qu’ils étaient déjà au sommet. Elle est devenue son actrice fétiche, tournant presque exclusivement pour lui, renforçant ainsi l’emprise d’Allen sur sa carrière qui a décliné après la rupture. Elle avait déjà sept enfants lorsqu’il est entré dans sa vie en lui signifiant qu’il ne souhaitait pas s’en occuper, ce pour quoi ils vivaient dans des maisons séparées. Aujourd’hui, Mia Farrow se dit envahie par la culpabilité, car elle se demande si elle n’a pas laissé entrer le loup dans la bergerie. Que penser de cet homme qui développera une relation sexuelle avec Soon-Yi — plus tôt qu’ils l’ont affirmé, paraît-il, selon des témoins ?

PHOTO EVAN AGOSTINI, ARCHIVES ASSOCIATED PRESS

Mia Farrow et sa fille Dylan

Farrow et Allen adopteront ensemble Dylan avant d’avoir Ronan et, du propre aveu d’Allen, il est fou de cette enfant. Un peu trop, selon l’entourage qui trouve qu’il a des comportements inappropriés envers la petite.

Dylan confie qu’elle n’a jamais été à l’aise avec ce père étouffant. Peu de temps après la découverte de photos érotiques de Soon-Yi arrive « l’incident » dans le grenier de la maison du Connecticut, où Dylan affirme que son père a touché ses parties génitales. Dès lors, la bataille est engagée, et on nous laisse entendre que les moyens dont disposait Allen étaient énormes, lui qui était appuyé par une solide firme de relations publiques et des détectives pour trouver n’importe quoi contre Farrow.

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Woody Allen

On a beaucoup répété qu’Allen n’a jamais été inculpé au terme de deux enquêtes, l’une à New York, l’autre au Connecticut. Mais c’est plus compliqué que ça, et le diable est dans les détails, comme on dit. Le documentaire démolit l’enquête menée à New York par le Yale New Heaven qui a conclu que Dylan était peu crédible et manipulée par sa mère. Or, on rappelle qu’Allen a refusé le polygraphe de la police, que les notes des travailleuses sociales ont été détruites (une anomalie) et que Dylan a été interrogée neuf fois en trois mois, ce qui est franchement abusif envers une enfant.

« Je ne savais pas ce qu’ils attendaient de moi », explique Dylan. Quand ce rapport sera connu, Allen, qui est pourtant le suspect dans tout ça, donnera une conférence de presse qui implantera l’idée de l’aliénation parentale dans la tête de tout le monde. Le documentaire se penche notamment sur cette théorie professée par un spécialiste douteux dans les années 1990, qui s’est répandue comme une traînée de poudre dans les procès de garde partagée, plus particulièrement lorsque la mère évoque la possibilité d’agressions sexuelles. Compte tenu des circonstances troublantes de cette séparation — la liaison avec Soon-Yi —, cette théorie était très facile à utiliser. Allen tentera d’ailleurs d’obtenir la garde de Dylan, Ronan et Moses, ce qui lui sera refusé, le juge estimant que Farrow est une très bonne mère.

Or, dans l’autre enquête au Connecticut, le procureur Frank Maco croit Dylan. Mais il choisira d’abandonner les charges contre Allen pour ne pas soumettre la fillette à la pression d’un procès qui aurait été un cirque, et qui ne reposait que sur sa parole. Dans le dernier épisode, il y a ce moment très poignant où Frank Maco et Dylan Farrow se rencontrent pour la première fois et où il lui explique ce choix. Car Dylan regrette encore aujourd’hui que ce procès n’ait pas eu lieu. « J’ai pris la décision, tu n’as pas à te sentir coupable », lui dit-il.

« Je suis fatiguée qu’on ne me croie pas, que mon expérience ne compte pas, de ressentir qu’il est plus important que moi », confie Dylan à la caméra. Et cela a duré des décennies pendant lesquelles Allen a continué de tourner avec les plus grandes stars de la planète et à recevoir des hommages, comme en 2002, aux Oscars, où le parterre lui a offert une ovation.

Mais les choses ont changé avec #metoo. Le frère de Dylan, Ronan Farrow, admet avoir souvent suggéré à sa sœur de laisser tout ça derrière elle avant de se rendre compte qu’il passait à côté d’une injustice. Il a d’ailleurs été un journaliste important dans le déboulonnage de Harvey Weinstein et n’a pas cessé depuis de défendre sa sœur, en pointant les artistes qui travaillent avec Allen.

De plus en plus d’acteurs et d’actrices ont laissé tomber le réalisateur, donné leurs cachets et offert leur soutien à Dylan, qui confirme que cela lui a fait le plus grand bien. Mia Farrow explique qu’elle a toujours soutenu sa fille, dont elle est très fière, mais que chaque fois qu’elle prend la parole, elle est terrorisée. Car Allen ne va bien sûr pas s’en prendre à Dylan, ça passerait mal ; c’est Mia qui sera encore et toujours attaquée. « Il utilise deux de mes enfants comme armes contre moi, dit-elle. J’ai tellement peur de lui. Il ferait n’importe quoi. »

Un détail important émerge du documentaire. Dylan a toujours dit que son père lui avait demandé de jouer avec un petit train dans le grenier pendant qu’il l’agressait. Dans une longue lettre d’appui à Allen, Moses Farrow avait démoli cette preuve en disant qu’il n’y en avait pas. Or, les documents policiers confirment que oui, il y en avait un.

Au terme de ces quatre épisodes, on a l’impression d’être allé au fond des choses du point de vue du clan Farrow, quand bien même les faits restent inchangés. On comprend surtout que toute cette affaire reposait entièrement sur la parole d’une enfant contre celle du cinéaste mythique de la ville de New York, un géant de la culture populaire. La lutte était complètement inégale, et quand on sait qu’il a fallu des dizaines de témoignages de femmes pour faire tomber Harvey Weinstein ou Bill Cosby, force est de constater que Dylan Farrow est bien seule. En tout cas, on devine qu’aujourd’hui, après #metoo, Allen ne s’en serait pas tiré aussi facilement.

Le premier épisode de la série Allen v. Farrow sera présenté dimanche à 21 h sur Crave. La version française sera offerte ce printemps sur Crave Super Écran.