L’auteure et comédienne Catherine-Anne Toupin (La meute, Boomerang) présente depuis la rentrée à Noovo la série Moi non plus !, qui oppose et unit dans une émission de radio deux personnages aux antipodes : une ministre de centre droit qui vient de perdre son poste (Toupin) et un animateur de radio parlée gauchiste qui a contribué à sa chute (Vincent Leclerc). Discussion sur la polarisation.

Marc Cassivi : Moi non plus ! aborde des enjeux de société qui ne sont pas légers. Mais l’enrobage reste léger. Le médium commandait ça ?

Catherine-Anne Toupin : Quand on fait de la télé au Québec, on n’a pas le choix, puisque le public est si restreint, de faire un show grand public. Parce que sans ça, l’émission ne se rendrait jamais en ondes. Ce qu’il y a de formidable à la télé, c’est qu’on a l’occasion de s’adresser à un immense public. Quand on a ce privilège-là, il faut y faire bien attention. Je pense qu’il faut enrober un petit peu tout ça de miel. Pour que les gens t’entendent, pour qu’ils aient du plaisir à t’écouter et qu’en même temps, peut-être malgré eux, ils se posent des questions. Non, on ne changera pas le monde avec la télé. Mais si on peut juste susciter parfois un questionnement, forcer quelqu’un à aller vérifier quelque chose ou peut-être à envoyer un message haineux de moins sur les réseaux sociaux. Si ce n’est que ça, on fait notre part [rires]. Au théâtre et au cinéma, on peut être plus pointu. On peut s’adresser à un auditoire qui est plus niché et qui est prêt à recevoir un vrai coup de poing dans la face.

M. C. : Comme avec ta pièce La meute…

C.-A. T. : Quand j’ai écrit La meute, je voulais vraiment faire quelque chose de coup-de-poing. Je voulais que ce soit très dur, très violent, très dérangeant. Mais c’est quelque chose qui n’a pas sa place à 19 h 30 à la télé dans une case de comédie grand public familiale. J’avais envie, dans Moi non plus !, de parler de polarisation, mais je n’avais pas envie de m’adresser à un public de convertis, comme au théâtre, à La Licorne, où les gens me ressemblent plus.

M. C. : C’est une comédie légère qui met en lumière le clivage des points de vue dans notre société…

C.-A. T. : Il y a des gens qui me mettent dans une colère hallucinante, même si je suis ultra-pacifique ! Mais si je me mets à rire de juste un groupe, et pas de l’autre, je n’aide vraiment pas ma cause. Il faut que je permette à tout le monde de rire ensemble de ce phénomène qui nous touche tous. Je veux aller rejoindre un public qui peut être moins informé, moins conscientisé, mais je veux aussi aller rejoindre un public plus éduqué.

Voyez la bande-annonce de Moi non plus !

M. C. : Et lui tendre un miroir pour qu’il voie ses travers…

C.-A. T. : Parce qu’on en a beaucoup ! Il y a trois ans, quand la SODEC [Société de développement des entreprises culturelles] a annoncé le désir de parité, j’ai entendu beaucoup de collègues masculins, des artistes, dire des choses terribles. Ce n’est pas juste un côté qui a besoin de s’arrêter et de prendre acte de ce qui se passe. Tout le monde a ses contradictions. Je suis de gauche, mais je mange de la viande, je prends l’avion et mon chum a un gros char. Je suis constamment confrontée à mes propres paradoxes, malgré mes bonnes intentions. C’est épuisant de nager à contre-courant d’un système capitaliste qui nous mène dans une direction contraire. On finit parfois par se laisser entraîner par le courant…

M. C. : On parle de polarisation. Je m’intéresse au droit à la dissidence. Je pense à Anne Casabonne. Autant je ne suis pas d’accord avec elle sur le fond, autant je trouve qu’il est légitime de se poser des questions sur la manière dont on est dirigés. Je ne veux surtout pas banaliser le discours des antivax, qui me semble dangereux, mais je ne suis pas convaincu qu’elle mérite d’être mise au ban de la société pour les questions qu’elle soulève. On balaie rapidement la dissidence d’un revers de la main.

Lisez « Propos antivaccins : Anne Casabonne prend une pause »

C.-A. T. : Je ne suis pas non plus d’accord avec elle. Mais il est de plus en plus difficile d’avoir, je crois, une parole nuancée, et dans les médias et dans les réseaux sociaux. Il est difficile aussi de sortir du consensus. Le moindrement on le remet en question, on vit dangereusement. Je ne pense pas que ça nous aide collectivement à avancer, cette impression de pensée unique.

M. C. : C’est la polarisation qui a fait le succès de Trump, qui fait que Maxime Bernier a plus d’appuis. Le mot qui me vient beaucoup à l’esprit ces jours-ci, c’est l’humiliation. C’est tellement un carburant efficace. On l’a vu dans la campagne électorale avec la fameuse question à Yves-François Blanchet au débat anglais. C’est facile de provoquer l’indignation. Mépriser les gens, ça ne fait jamais en sorte de changer leur idée sur quoi que ce soit.

C.-A. T. : Je pense que ça vient beaucoup des réseaux sociaux. Le fonctionnement même des réseaux sociaux comme Facebook, par exemple, c’est de créer des messages qui vont éveiller en nous de la colère, de l’outrage, de la frustration, de l’humiliation, parce que c’est ça qui provoque l’engagement. C’est ça qui fait que tu répliques. Plus un message est polarisant, plus il provoque la colère, plus il sera relayé et plus il sera lu et commenté.

M. C. : Et les algorithmes font en sorte qu’on reste en vase clos dans nos chambres d’écho. Évidemment, il y a des choses qu’il faut dénoncer. Je reviens à La meute, qui traitait de misogynie en ligne. Je pense à bien des idées d’extrême droite qui sont aujourd’hui banalisées. Mais comment les dénoncer sans humilier des gens en les braquant davantage dans leurs positions ? Ce n’est pas simple. Il m’arrive parfois d’échanger avec des racistes et de constater, chaque fois, que j’ai perdu mon temps à leur expliquer mon point de vue. Il y a des positions irréconciliables. Et quand il y a de la mauvaise foi, le dialogue est impossible…

C.-A. T. : Je n’ai pas de solution à ça ! [Rires] Mais je crois que, probablement, il y a des universitaires qui doivent réfléchir à une façon de nous sortir de ce bourbier. La pandémie va être derrière nous un jour et je crois que ça va rester quelque chose d’inscrit dans le temps. Mais la polarisation et la façon dont elle a accéléré l’espèce de discours irrespectueux et haineux entre nous, dès qu’on s’identifie comme différent de l’autre, avec différentes idées et valeurs, on va être pris avec ça pour un méchant bout de temps ! Il faudra qu’il y ait des interventions. Un encadrement légal, des cours de littératie sur l’utilisation des réseaux sociaux dans les écoles. Parce que si on commence avec cette génération-là maintenant, et qu’on intervient, on va régler beaucoup de problèmes pour plus tard.

PHOTO FOURNIE PAR NOOVO

Vincent Leclerc et Catherine-Anne Toupin sont les têtes d’affiche de Moi non plus !

M. C. : Dans la série, tu joues avec les archétypes. On est dans la caricature. Notamment celle de l’animateur de radio gauchiste, intransigeant, prétentieux et moralisateur. Dans quelle mesure est-ce pour toi une critique des médias, de ce qu’ils véhiculent, de leurs discours polarisants ?

C.-A. T. : C’est sûr qu’il y a certains médias, certains chroniqueurs, certains animateurs de radio, que je ne nommerai pas, qui auraient avantage à faire attention à leur propos, je crois. Parce qu’ils peuvent – comme ils ont énormément de pouvoir et qu’ils sont lus et écoutés par énormément de gens – attiser une certaine colère, un certain enfermement et un jugement de l’autre. Peut-être que le mot « radicaliser » est un peu fort, mais je crois qu’on doit faire attention à ça. La tribune médiatique est formidable, mais elle vient avec des responsabilités. Ce qui ne veut pas dire qu’on ne devrait pas donner son opinion. Mais il faut parfois y aller avec beaucoup de tact, de nuances et de doigté. Parce que ce n’est pas tout le monde qui nous lit ou qui nous écoute qui a nécessairement la capacité d’analyser toutes les petites choses ou de voir tous les revers de la médaille. Je pense que certains chroniqueurs et animateurs radio devraient être plus prudents. D’un côté comme de l’autre.

Moi non plus !, à Noovo, les mardis à 19 h 30