Ne dites pas qu’on ne peut plus rien dire. C’est faux, c’est lassant. Changez de disque. Celui-ci est rayé. Sauf qu’à trop vouloir ménager les susceptibilités, à trop vouloir protéger ses arrières, à trop vouloir aller au-devant des problèmes, on finit par les créer de toutes pièces. Et par nourrir le ressentiment, de part et d’autre. Chez ceux qui prétendent qu’on ne peut plus rien dire, et chez ceux qui n’ont rien demandé.

Dans la catégorie « tempête dans un verre d’eau que l’on a soi-même provoquée », le plus récent finaliste est (roulement de tambour)… Radio-Canada. Le Journal de Montréal révélait mardi que le diffuseur public avait retiré de sa plateforme web Tou.tv un épisode de La petite vie, intitulé Le vidéo. Une plainte a été formulée par un téléspectateur. Radio-Canada a préféré retirer l’épisode il y a une semaine, de crainte qu’il soit mal compris et insultant pour d’autres auditeurs.

PHOTO ROBERT MAILLOUX, ARCHIVES LA PRESSE

Serge Thériault et Claude Meunier dans leurs rôles de Môman et Pôpa de La petite vie

En fin d’après-midi mardi, la direction de Radio-Canada s’est ravisée. Le cinquième épisode de la deuxième saison de La petite vie sera de nouveau offert ce jeudi sur Tou.tv Extra, avec ce message d’avertissement : « Ce programme est proposé tel qu’il a été originellement créé et peut contenir des représentations sociales et culturelles différentes d’aujourd’hui. »

C’est une sage décision. Mais le mal est fait. Voilà déjà reparti le bal du « On ne peut plus rien dire ». Un autre tour de carrousel d’indignation pour ceux qui n’en avaient pas encore eu l’occasion ces dernières semaines.

L’épisode en question, enregistré devant public il y a 25 ans, présente Normand Brathwaite en professeur de sociologie ougandais, Napoléon Kiwi Premier, ami de Caro (Guylaine Tremblay), venu tourner un documentaire sur les us et coutumes de la « famille typique québécoise ».

La caricature est soulignée à gros traits, comme dans tout épisode de La petite vie. L’humour est absurde et les jeux de mots, volontairement boboches. Napoléon porte un boubou et a un accent invraisemblable. La famille Paré fait tout pour ne pas avoir l’air raciste, alors que son ignorance et ses préjugés transpirent sans cesse.

« Ils sont gentils, les Noirs, et il y en a qui sont même très intelligents », déclare Môman (Serge Thériault) devant une Caro honteuse, avant de repasser sa dinde au fer. « Le mâle québécois est resté très primitif », dit à son tour Napoléon en parlant de Ti-Mé (Claude Meunier). Napoléon se fait aussi traiter de « face de boudin » dans la rue, ce que Caro tente de faire passer pour un surnom affectueux.

Ce Napoléon m’a fait penser à un autre Napoléon, dans un sketch diffusé à Radio-Canada mettant aussi en scène Claude Meunier dans un rôle semblable à celui de Pôpa (mais sans barbe). C’était pour le Bye Bye de 1981. Meunier et Véronique Le Flaguais interprètent un couple plutôt âgé. Arrive leur fille (Pauline Martin) pour le réveillon, accompagnée d’un Noir (le regretté Robert J. A. Paquette).

« As-tu besoin d’argent pour payer ton taxi ? lui demande sa mère.

– Ben non ! C’est pas mon taxi ! C’est mon pharmacien. C’est Napoléon. C’est mon nouvel ami. C’est un Noir !

– Ah oui ? Ah, bon ! C’est pas grave, hein ? Ça paraît pas ! » dit son père, qui prononce le « mot en N » à plusieurs reprises en multipliant les commentaires racistes.

Une émission de télé peut-elle être interprétée comme insultante alors qu’elle dénonce le racisme ? Sans doute. Il n’appartient pas à l’homme blanc que je suis de déterminer ce qui est blessant ou pas pour autrui.

Les personnages racistes, les caricatures de racistes dans la fiction, restent pour l’observateur de la culture que je suis aussi non seulement utiles, mais incontournables. Parce qu’ils dépeignent une réalité qu’il faut voir en face. Comment dénoncer le racisme sans en montrer l’extrême banalité ?

Ce que nous révèlent cet épisode de La petite vie de 1995 – pas le meilleur, tant s’en faut – et ce sketch du Bye Bye de 1981, c’est l’ignorance sans malice ni mauvaise intention qui sous-tend le racisme ordinaire dans notre société. Ces œuvres comiques disent quelque chose de leur époque et de notre histoire. Elles nous permettent de mesurer le chemin parcouru (ou pas) en ces matières.

Quel type de commentaire était socialement acceptable il y a 40 ans, il y a 25 ans ? Au Bye Bye de 2020, le « mot en N » ne sera pas prononcé comme en 1981. Dans un nouvel épisode de La petite vie, Claude Meunier ne se permettrait pas d’imiter un singe pour se moquer d’un Africain. Dans le sketch de 1981 et l’épisode de 1995, ce qui semble évident en revanche, c’est que Meunier dénonce le racisme. Il se moque de l’ignorance de personnages, et par extension, d’une partie de la société, qui ne se sait peut-être même pas raciste.

C’est un cliché, mais il faut savoir d’où l’on vient pour comprendre où l’on va. Et les œuvres de fiction jouent un rôle important dans ce processus. La télévision est un vecteur de changement social majeur au Québec.

La petite vie fut l’émission la plus regardée de l’histoire de notre télévision il y a 25 ans, avec plus de 4 millions de téléspectateurs. Elle ne fut surpassée qu’il y a deux ans, par le Bye Bye…

Aux États-Unis, Archie Bunker, père de famille misanthrope, sexiste et raciste d’All in the Family, célèbre sitcom des années 70, a été élu personnage le plus marquant de la télévision par la chaîne Bravo, en 2005. Pour mieux comprendre le conservatisme social ancré dans la société américaine, qui explique en partie l’élection de Donald Trump, Archie Bunker (Caroll O’Connor) offre bien des indices.

Ce vétéran de l’armée sans diplôme universitaire est un joueur de poker compulsif qui se dit chrétien, mais ne va jamais à la messe. Il est un pur produit de son époque : un col bleu qui n’aime pas les mouvements d’émancipation de la femme, se méfie des immigrants, des Noirs, des communistes et des gais. Il se dispute constamment à ce sujet avec son gendre, le très progressiste Mike (Rob Reiner). Archie, un père de famille dévoué, a bon cœur et finit par mettre de côté certains de ses préjugés (antisémites, surtout).

Même s’il est beaucoup plus fantasque, Ti-Mé Paré incarne lui aussi, en quelque sorte, son époque. Le Québec qu’il projette, dans la caricature extrême, existe. Dans les rapports familiaux et dans les rapports avec les autres, notamment. Lorsque Pôpa se mesure à Napoléon, c’est avec tous ses angles morts. Et lorsque Claude Meunier aborde ce choc des cultures, il se livre à un commentaire social.

Il ne faut pas se laisser berner par l’emballage burlesque de son humour unique. Il est plus « songé » qu’il n’y paraît. On peut le contextualiser, certes. On peut mettre en garde contre ce qui pourrait apparaître plus daté. Mais on aurait tort de s’en priver.