La voix est de retour pour une huitième saison, dès dimanche. Parmi toutes les éditions diffusées dans le monde, c’est la version québécoise de ce concours de chant aux accents de téléréalité qui « récolte les plus grandes parts de marché », selon son diffuseur, TVA. Comment expliquer l’ampleur de ce succès ici ?

Au Québec, peu d’universitaires examinent la téléréalité, malgré son triomphe. « C’est probablement la forme de télévision la moins légitime, dit Pierre Barrette, directeur de l’École des médias de l’UQAM. C’est un type de télévision qui est très mal vu, très mal reçu, mais qui est très regardé. C’est un phénomène intéressant : tout le monde regarde la téléréalité au second degré et tout le monde pense que les autres la regardent au premier degré. » 

Ce n’est pas le cas de Selma El Hafi, cofondatrice de l’agence-conseil MUZE et amatrice de culture populaire. « Le succès de La voix au Québec m’a frappée », dit-elle. Pour « comprendre pourquoi ça marche aussi bien », elle a décortiqué cette émission créée aux Pays-Bas, dans un mémoire présenté à l’UQAM sous la direction de Pierre Barrette. 

Injecter de la pureté 

La voix se distingue des autres téléréalités. « Je pense que c’est une des grandes raisons de son succès : on a réussi à injecter une forme de légitimité dans le dispositif de l’émission, observe Pierre Barrette.

La voix dit : “Nous, on ne s’intéresse pas au fait que les gens soient beaux, riches, célèbres. Tout ce qu’on veut, c’est qu’ils aient de la voix.” C’est quelque chose de très pur.

Pierre Barrette, directeur de l’École des médias de l’UQAM

On oublie de dire qu’avant les auditions à l’aveugle présentées en ondes, “il y a déjà un écrémage qui est fait, note le professeur. De 15 000 personnes, on réduit à 80 environ”. La voix reste donc, à ses yeux, une émission de téléréalité traditionnelle qui mise sur la vie et la personnalité des candidats. “Tout est dans le casting, qui est aussi important que dans Occupation double”, tranche-t-il. 

Au cœur : le public 

“L’élément-clé de La voix, c’est le public, qui est vraiment mis au centre”, estime Selma El Hafi, qui a travaillé chez TVA (aux relations avec les entreprises de distribution et de radiodiffusion) de 2017 à 2019. À La voix, le téléspectateur est placé dans une position privilégiée : il est à la fois juge et public, fan et critique, relayeur d’information et candidat potentiel.

PHOTO FRANÇOIS ROY, LA PRESSE

Selma El Hafi a décortiqué l’émission La Voix – plus particulièrement la 5saison, qui a couronné Ludovick Bourgeois en 2007 – pour en comprendre le succès.

Son rôle évolue au fil des 13 semaines de La voix. Au cours des auditions, le public est un observateur omniscient – alors que les coachs (cette année : Cœur de pirate, Marc Dupré, Garou et Pierre Lapointe) ont le dos tourné. À partir des directs (à partir de la 10e semaine), il vote – lui seul détermine d’ailleurs le gagnant. 

La voix, c’est de la “post-télévision” telle que décrite par Jean-Paul Lafrance, fondateur du département de communication de l’UQAM, rappelle Selma El Hafi. C’est-à-dire un produit offrant une nouvelle forme d’interactivité, faisant appel à tous les médias (télé, radio, internet, réseaux sociaux) et basé sur un format international. 

Émission “glocale” 

Pourquoi est-ce au Québec que La voix fonctionne le mieux ? “On a une culture très ‘glocale’ : on veut s’inscrire dans une perspective mondialisée, mais on reste très attachés à notre culture locale, avance Pierre Barrette. La voix permet une bonne adaptation, même si l’émission répond à un cahier de charges qui est le même partout. On peut très bien regarder La voix et avoir l’impression que c’est une émission québécoise. On a un produit mondialisé, en même temps local. Au Québec, c’est en général une recette gagnante.” 

La formule magique de La voix, “ce n’est pas un secret si bien gardé, dit Selma El Hafi. Il suffit de l’analyser pour comprendre”. Dimanche, elle compte bien être devant La voix avec ses deux enfants de 6 ans et 11 ans. C’est ce qu’on appelle ne pas bouder son plaisir, même quand on sait qu’il est construit.

La voix décortiquée en six temps

PHOTO TIRÉE DU FACEBOOK DE LA VOIX

Pierre Lapointe, Cœur de Pirate et Garou sont parmi les coachs de La Voix cette année. On les voit ici en compagnie de Julie Bélanger et José Gaudet à l’émission Ça finit bien la semaine.

Dispositif complexe 

Bien que TVA décrive La voix comme un simple “concours de chant”, l’émission repose sur un dispositif spatial et temporel complexe, note Selma El Hafi. Différents lieux sont exploités (scène, arrière-scène, etc.), au fil de cinq blocs distincts (auditions à l’aveugle, duels, chants de bataille, directs et finale). La “mise en avant des coulisses, des membres de l’entourage des candidats, de témoignages en aparté et le dévoilement de l’appareillage technique (tels que caméras et projecteurs)” favorisent l’effet de réel, observe-t-elle. Ce réel devient peu à peu spectaculaire, un mélange des genres qui renouvelle le concours d’amateurs.

Démocratisation de la star 

Tout le monde ou presque peut rêver d’être “la nouvelle grande voix du Québec”. TVA reçoit les candidats “de 15 à 115 ans” au fil de cinq semaines d’auditions en ondes, au terme desquelles 48 chanteurs et chanteuses sont sélectionnés uniquement grâce à leur voix. “On peut être star sans être un mannequin de 1,90 m ou un symbole de beauté, souligne Selma El Hafi. Ça donne au public un sentiment de démocratisation de la starification.”

Importantes auditions 

“Les auditions à l’aveugle, c’est le moment le plus crucial, parce qu’on pose les bases de l’émission”, dit Selma El Hafi. Dès le départ, La voix promet d’offrir à la fois du divertissement, de l’authenticité et du spectacle. Le public s’engage en retour à être au rendez-vous – l’émission du dimanche attire régulièrement plus de 2 millions de téléspectateurs. Durant les auditions (les cinq premières semaines), le montage et le jeu de caméras sont ultra-élaborés. Le rythme est saccadé. Cela “procure aux téléspectateurs le sentiment de ne rien rater et d’entrer dans la sphère privée des candidats et des coachs”, précise le mémoire. Ici, la transparence est fabriquée.

Passage guerrier 

Les émissions suivantes portent des noms guerriers : les duels (de la sixième à la huitième semaine) et les “chants” de bataille (neuvième). Au cours des duels, le décor devient un ring de boxe. Tels des “gladiateurs face à une foule en liesse”, note Selma El Hafi, deux candidats se livrent à un combat vocal dont un seul sort vainqueur. Lors des “chants” de bataille, ce sont trois chanteurs par équipe qui se disputent une ultime place parmi les stars. “Il y a toujours une comparaison entre les candidats, ce qui met le public en confiance et lui donne envie de prendre position”, fait valoir Selma El Hafi.

Éclosion progressive 

C’est graduellement qu’on devient une vedette à La voix. Au départ, l’accent est mis sur le lieu de résidence des candidats, leur enfance et leur famille, pour favoriser “l’identification et l’attachement du public”, observe Selma El Hafi. Après une performance, chaque retour aux coulisses rappelle qu’on a affaire à des gens ordinaires. C’est à partir des émissions en direct que les candidats se métamorphosent en talents reconnus – après tout, ils participeront à l’album et à la tournée post-La voix.

Magie du direct 

La voix est ensuite présentée en direct des semaines 10 à 13. “Le direct, c’est hyper rentable parce que les gens ne sautent pas les publicités, indique Selma El Hafi. Ça permet de faire d’une pierre deux coups, parce que le public peut participer pour vrai et il a un grand sentiment d’authenticité. Par contre, c’est cher et au niveau technique, c’est moins facile.” La scénarisation complexe de La voix cède alors la place au spectacle. Les candidats sont dorénavant appelés artistes, les coachs deviennent des accompagnateurs. Le pouvoir est entre les mains du public. La finale est l’apothéose qui confirme le statut de nouvelle star des gagnants.