L'historien Laurent Turcot vient de publier son deuxième roman, L'homme de l'ombre (tome 2), aux éditions Hurtubise. La chaîne YouTube du professeur de l'Université du Québec à Trois-Rivières (UQTR), L'histoire nous le dira, compte près de 30 000 abonnés.

Marc Cassivi : Le roman historique me semble une façon habile de raconter l'histoire par l'entremise des péripéties de personnages, notamment pour un plus jeune public. Ce n'est pas un roman jeunesse, mais est-ce en quelque sorte un projet pédagogique ?

Laurent Turcot : C'est une mission. Je touche toutes sortes de publics. Je fais des chroniques à Salut bonjour à TVA une fois par semaine, ce qui me donne beaucoup de visibilité. J'ai une chaîne YouTube, dont le public est à 70 % âgé de 12 à 40 ans.

M.C. : Est-ce que ça tient à la plateforme autant qu'au contenu ?

L.T. : Je sais que, lorsque je fais des trucs trop intellectuels ou « prise de tête », je perds des gens. J'ai fait une série sur la Révolution française, en 14 parties, et c'est celle qui marche le plus. J'ai fait une vidéo de 26 minutes sur les gladiateurs, et les gens sont restés en moyenne 20 minutes.

M.C. : Pour une chaîne historique, c'est étonnant...

L.T. : Mon roman, je l'ai aussi écrit dans cet esprit-là. Je viens d'un milieu universitaire très condescendant par rapport à l'espace public. On trouve ça vulgaire. Mon grand-père était un universitaire, il y a beaucoup d'universitaires dans ma famille. Descendre dans l'espace public, c'était quelque chose de presque avilissant. À la mort de mon grand-père, qui était un grand spécialiste de l'histoire de la langue française, j'ai vu que toutes ses recherches avaient été presque oubliées, ou détournées de leur sens. Je me suis dit : « C'est ça qui m'attend ? » J'ai décidé d'explorer toutes les formules pour raconter l'Histoire. J'ai travaillé avec Ubisoft (sur le jeu vidéo Assassin's Creed), j'ai commencé ma chaîne YouTube...

M.C. : Et tu es devenu romancier...

L.T. : Je me suis rendu compte que le roman historique marchait bien au Québec. Je t'avoue que j'étais très critique face à ça. Je me disais que c'était de la sous-littérature. Que c'était une forme de Harlequin ! Je voulais faire un essai au départ, sur la vie quotidienne au Canada entre 1750 et 1800 : ce qu'on mangeait, l'hygiène, la peur de la ville. Mais l'essai que j'ai fait chez Gallimard [Sports et loisirs, en 2016] m'a pris cinq ans ! En histoire, on dit souvent qu'on ne travaille pas sur le passé, mais sur les traces du passé. J'ai décidé de prendre ma matière brute et de combler ces traces grâce au roman. C'est aussi pour redonner ses lettres de noblesse à notre histoire. Ma famille est française, j'ai été formé à la française. Ma directrice de thèse était Arlette Farge, qui a travaillé avec Michel Foucault et qui était souvent à Bouillon de culture. Les intellectuels en France ont une voix. Quel intellectuel québécois a une voix ?

M.C. : Je voulais justement te parler de cette place de l'intellectuel dans l'espace public...

L.T. : On est tellement aliéné par notre travail d'universitaire qu'on n'a pas le temps pour les médias. Je me suis dégagé du temps pour ça.

M.C. : Ça fait rayonner l'UQTR en même temps. Est-ce que c'est perçu comme ça ?

L.T. : Par la direction, oui. Pas par les collègues ! La tendance de l'université, lorsqu'il y a une tête qui dépasse, c'est de la couper. Normand Baillargeon écrivait que l'université a une tendance à lénifier un peu les débats, et il n'a pas tort. J'essaie d'investir l'espace public, et ce n'est pas facile. Entre m'inviter moi et inviter Maripier Morin, qui tu penses qu'on va choisir ? Je ne veux pas être méchant, mais je pense que j'ai plus de choses à dire qu'elle.

M.C. : Pourquoi est-on si allergique à cette parole de l'intellectuel dans l'espace public ? Ce week-end, je regardais La grande librairie à TV5. Il y avait Amin Maalouf, parmi d'autres auteurs. Il n'y a pas l'équivalent chez nous.

L.T. : C'est aussi la faute des intellectuels. On dit que les recherchistes choisissent toujours les mêmes invités pour les émissions de télé, mais les intellectuels se dédouanent aussi. Ce n'est pas pour rien qu'au Québec, en ce moment, les débats sont clivés.

M.C. : Les intellectuels regardent de haut les médias ?

L.T. : Les intellectuels n'aiment pas s'exposer aux critiques. La pire insulte que j'ai reçue, c'est après avoir dit un fait historique à l'émission de Ricardo : c'est-à-dire que la tourtière ne vient pas du Lac-Saint-Jean [rires] ! Ce que je reproche souvent aux intellectuels qui sont un peu dans l'espace public, c'est de choisir un camp. Il y a ce problème-là au Québec de penser que l'histoire, c'est d'un côté seulement. Que les Anglais sont tous des méchants, par exemple.

M.C. : Il y a du militantisme qui se mêle à tout ça...

L.T. : Surtout en histoire. Est-ce qu'on est souverainiste ou fédéraliste ? Moi, je ne m'affiche pas. Mais certains veulent faire advenir la nation absolument.

M.C. : Est-ce que tu arrives, avec tes différentes interventions médiatiques - TVA, la nouvelle plateforme Savoir média, tes romans, ta chaîne YouTube -, à changer les mentalités ? À faire en sorte que l'intellectuel ait un peu plus sa place dans la Cité ?

L.T. : Je vais être carrément sincère avec toi. Si quelqu'un était vraiment critique de ce que je fais, il dirait : « Finalement, la seule personne que tu mets de l'avant, c'est toi. Ce que tu critiques, tu l'incarnes par la bande en faisant un culte de ta personnalité. Penses-tu vraiment que les filles te regardent en disant : "Ah mon Dieu qu'il est intelligent" ? » Je suis conscient de l'apparence que j'ai, et que c'est moi que je mets de l'avant. Mes réseaux sociaux, c'est une version promotionnelle de qui je suis. C'est mon agence. Il y a une « game » que j'ai décidé de jouer. Mais, quand on m'invite dans les médias, je ne fais pas de « human interest ».

M.C. : Les Québécois nourrissent des complexes envers les intellectuels. On se dit qu'on ne sera pas capable de les comprendre...

L.T. : Oui, parce que les intellectuels ne savent pas s'exprimer en public. Ils se sont définis en réaction à la classe populaire et ils préfèrent parler à leurs pairs. C'est une forme de snobisme. Ça ne sert à rien, à mon avis. On a des « A » parmi les vedettes de la culture populaire ; j'aimerais ça qu'il y ait des « A » parmi les intellectuels ! Qu'il y ait de la visibilité pour les intellectuels. Je vais offrir l'accès à ma chaîne YouTube à des étudiants au doctorat.

M.C. : Que penses-tu du phénomène « Ma thèse en 180 secondes » [un concours dans le cadre duquel des doctorants doivent présenter, en trois minutes, leur projet de recherche] ?

L.T. : On dit qu'on s'est asservi au pitch et à l'entrepreneuriat. Bienvenue dans le monde de l'efficacité capitaliste ! Si tu veux vivre en dehors du monde, on appelle ça être un ermite. On ne change pas le monde en s'y refusant.

M.C. : C'est un avantage de savoir synthétiser sa pensée. Quitte à la développer ultérieurement.

L.T. : Oui. Je demande souvent à mes étudiants de résumer leur thèse en une phrase.

M.C. : Tu allais au-devant des critiques tantôt. Est-ce que certains diraient aussi que tu t'éparpilles ?

L.T. : On me le dit souvent ! La raison pour laquelle je le fais, c'est qu'il y a une tendance à vouloir armer l'histoire pour en faire un vecteur d'identité fermée. En France, ce sont des Lorànt Deutsch ou Stéphane Bern qui pensent que l'histoire doit faire de grands héros nationaux et que, lorsqu'on arrache le récit, on détruit la nation. Pour ne pas le nommer, au Québec, il y a Gilles Proulx, qui balance des énormités en parlant de son ressenti de l'histoire et qui est très écouté. Il faut rejoindre le même public pour pouvoir le contredire. Mais je me plante parfois aussi !

M.C. : Est-ce que tes pairs attendent que tu trébuches ?

L.T. : Il y en a plusieurs ! Mais, si tu ne te mets pas en danger, tu ne feras rien. J'ai 40 ans, je suis prof depuis que j'ai 29 ans. J'ai fait un cycle complet de recherche et je pourrais en faire trois ou quatre autres. Mais j'ai besoin de me renouveler dans mon travail. « History matters ! » C'est aussi bête que ça.

M.C. : C'est une mission populaire pour toi...

L.T. : Oui. YouTube, c'est l'université populaire ! Sans me vanter, Mike Ward a 36 000 abonnés et, moi, j'en ai 29 000. Ce n'est pas vrai que ça n'intéresse pas les gens ! C'est créer le désir du savoir. Je ne sais pas ce que ça va faire dans 20 ou 30 ans, mais j'ose croire que je sers un peu à quelque chose. Il faut aller chercher les jeunes où ils sont. Se diversifier. J'imagine faire un one man show historique. Pourquoi pas ?

M.C. : C'est de la vulgarisation scientifique...

L.T. : Oui, mais comme le terme vulgarisation est tellement colporté, trafiqué, détourné vers le vulgaire, je préfère dire que c'est de la transmission du savoir. C'est ce que je fais. Transmettre.

Consultez la chaîne YouTube L'Histoire nous le dire.

L'Homme de l'ombre (tome 2) - L'invasion de 1775

Laurent Turcot

Éditions Hurtubise

261 pages

IMAGE FOURNIE PAR LES ÉDITIONS HURTUBISE

L'homme de l'ombre (tome 2)