En 1994, le film Au nom du père de Jim Sheridan a connu un grand succès, récoltant sept sélections aux Oscars. Inspiré de l’histoire vraie de Gerry Conlon (interprété par Daniel Day-Lewis), on y découvrait le sort révoltant des « Quatre de Guilford », ces jeunes qui avaient été condamnés injustement à de lourdes peines de prison pour des attentats qu’ils n’avaient pas commis, mais qu’ils avaient avoués sous la pression et la torture de la police britannique, pressée de trouver des coupables en pleine vague d’attaques de l’IRA. 

Même le père de Conlon avait été raflé et était mort en prison – d’où le titre. Au nom du père avait eu une certaine résonance au Québec, puisqu’il y était question d’Anglais méchants envers des catholiques pauvres, alors qu’on s’en allait vers le deuxième référendum…

On devrait ressentir la même indignation et la même colère en regardant When They See Us (Dans leur regard, en version française), série en quatre épisodes d’Ava DuVernay. 

Depuis sa mise en ligne le 31 mai, c’est la série la plus regardée chaque jour sur Netflix, selon Variety. Probablement parce qu’il est impossible de la regarder en rafale, tellement c’est dur. Après chaque épisode (un par jour, pas plus), je suis allée prendre l’air sur mon balcon en sacrant.

C’est une autre histoire de policiers pressés de trouver des coupables après le viol sordide, en 1989, de Trisha Meili, qu’on a surnommée « la joggeuse de Central Park ». L’affaire avait suscité une frénésie médiatique, alimentant la psychose, et cinq adolescents parfaitement innocents de ce crime, qu’aucun indice ne reliait à la victime, avaient été condamnés après qu’on leur eut arraché de force des aveux filmés. 

Des coupables parfaits, puisqu’ils étaient noirs et latinos, en pleine guerre contre la drogue et la délinquance juvénile que Reagan avait lancée dans les années 80. Leurs noms : Raymond Santana, Kevin Richardson, Antron McCray, Yusef Salaam et Korey Wise, qu’on a retenus sous l’appellation des Cinq de Central Park (Central Park Five). Ils étaient âgés de 14 à 16 ans, ont purgé des peines allant de 6 à 13 ans et n’ont été innocentés qu’au moment où le véritable coupable, Matias Reyes, violeur en série qui avait fait bien d’autres victimes, touché par on ne sait quelle grâce, a confessé son crime en 2002, preuve d’ADN à l’appui.

Je connaissais ce cas, l’une des pires erreurs judiciaires des États-Unis (mais peut-on vraiment parler d’erreur quand on fabrique des coupables ?), pour avoir vu le documentaire The Central Park Five de Ken et Sarah Burns, sorti en 2012. Mais, bien sûr, rien ne vient vous chercher plus qu’une série ou un film voulant montrer de l’intérieur les conséquences sur les gens faussement accusés. On vous laisse deviner combien c’est difficile de se trouver un job en sortant de prison avec un casier judiciaire aussi lourd et médiatisé.

Ava DuVernay propose là son œuvre la plus aboutie, selon la plupart des critiques, et cela tient beaucoup à la fabuleuse distribution de jeunes acteurs incroyables, qui nous touchent par leur jeunesse même, qu’on brise sans pitié. En premier Jharrel Jerome, qui interprète Korey Wise, celui dont le destin a été le plus tragique. Il n’a fait qu’accompagner son ami au poste de police pour le soutenir. C’est finalement lui qui s’est retrouvé avec la peine la plus lourde, parce qu’il avait 16 ans. Il l’a purgée dans des prisons pour adultes, où il a passé son temps en cellule de confinement pour échapper aux mauvais traitements des prisonniers. Le quatrième épisode lui est consacré, et c’est celui qui vous achève.

La force de la série est telle qu’elle a des impacts dans le réel, 30 ans après les faits. La procureure Linda Fairstein, qui avait fait condamner les cinq jeunes à l’époque, est en pleine disgrâce, comme l’a expliqué mon collègue Richard Hétu. 

Dans leur regard s’inscrit en droite ligne dans le cinéma engagé de la réalisatrice de Selma, parce qu’il nous oblige à voir vraiment qui sont ces jeunes qu’on a diabolisés. Et si on veut pousser plus loin la réflexion, on doit absolument rattacher cette série à son documentaire The 13th (Le 13e, en français) de 2016, aussi offert sur Netflix. 

C’est un pamphlet qui démontre comment le 13amendement, qui abolissait l’esclavage, a glissé vers l’incarcération de masse aux États-Unis, ce pays de la « liberté » qui représente 5 % de la population mondiale, mais 25 % de la population carcérale du monde, où les personnes racisées sont surreprésentées. Comment un film comme Birth of a Nation a contribué à l’image du Noir violeur de femmes blanches et à la renaissance du KKK. Comment les lois Jim Crow ont accentué les incarcérations. « “Crime” a remplacé le mot “race” », note la célèbre militante Angela Davis dans le documentaire. 

On comprend tout le contexte qui a mené aux Cinq de Central Park, quand on entend le lexique utilisé pour décrire les jeunes Noirs par des politiciens comme les Clinton — « super-prédateurs », « meutes de loups », « animaux » —, alors qu’un certain Donald Trump achetait de pleines pages de journaux pour réclamer la peine de mort pour ces adolescents.

C’est un horrible chemin vers un durcissement des lois et l’explosion du système carcéral, décennie après décennie, basé sur les injustices sociales et le profilage racial. Un article de The Atlantic publié récemment rappelle que le cas des Cinq de Central Park a eu pour conséquence « de nouvelles lois qui ont mené des enfants à être jugés comme des adultes plus qu’à aucun autre moment dans l’histoire américaine ».

On a volé la jeunesse de cinq adolescents innocents en 1989, parce qu’être jeune et noir vous désignait déjà comme un danger public, parce qu’on dirait bien qu’on n’a pas la même adolescence selon la couleur de sa peau, qu’on n’a pas le droit de juste déconner dans un parc. C’est pour ça que les parents noirs ont toujours peur pour leurs enfants — pas juste aux États-Unis, ici aussi —, c’est pour ça qu’il y a #blacklivesmatter. 

Raymond Santana, Kevin Richardson, Antron McCray, Yusef Salaam et Korey Wise ont reçu à eux cinq un dédommagement de 41 millions de dollars et, même si on sait que se faire voler son innocence et sa jeunesse n’a pas de prix, ce qui choque vraiment, quand on y pense, c’est qu’ils sont bien plus nombreux à avoir vu leur vie se briser en deux parce que l’Amérique blanche refusait de les voir comme ses enfants.