Jusqu'à tout dernièrement, Richard Speer était le plus discret des acteurs importants de l'industrie audiovisuelle au Québec. Mais en acceptant la présidence de l'Académie canadienne du cinéma et de la télévision, ses perspectives ont changé. Speer veut désormais aider le milieu qui le fait vivre et renoncer au confort de l'ombre pour rebâtir un consensus au sein d'une industrie divisée. Mission impossible?

Les partys de Noël d'Attraction, un holding de boîtes de pub, de télé, de cinéma et de cinq stations de radio régionales, sont souvent mémorables. Celui de cette année n'a pas fait exception. Champagne, bouchées fines, souper chic dans un décor postmoderne, DJ, cadeaux, photos. La facture de cette fête organisée pour les créateurs de La galère, Belle Baie, Un air de famille, Paquet voleur, Dans l'oeil du dragon et d'une quantité infinie de pubs, a dû être salée.

Reste que son aspect le plus original fut le dévoilement de six murales nichées dans des alcôves et signées par une demi-douzaine d'artistes de rue. Admis clandestinement la veille au 8e étage de l'édifice de la rue de Gaspé où Attraction occupe 43 000 pieds carrés, les graffiteurs ont passé la nuit à transformer les alcôves de la vaste salle à manger en oeuvres d'art flamboyantes. Ce fut le cadeau du patron Richard Speer à ses 140 employés permanents: un cadeau surprenant, atypique et assez cool merci, qui témoigne sinon de sa générosité, à tout le moins de son goût pour une création audacieuse et intempestive.

À 40 ans tout juste, Richard Speer n'est pas un créateur frustré, ni un créateur raté, ni même un créateur tout court. C'est un homme d'affaires qui a un bac en finances de l'Université Laval et un bac en droit à l'Université de Montréal. Son père, Leonard Speer, Britannique vétéran de la Deuxième Guerre mondiale, marié en secondes noces à une Beauceronne, était un entrepreneur de Québec. Il a fait de l'argent dans l'immobilier, le transport et la sécurité, et il en a perdu aussi beaucoup avant de mourir en 2001, à l'âge de 74 ans.

Depuis l'arrivée de Richard Speer dans le milieu de la production audiovisuelle à Montréal, en 1999, à l'âge vert de 27 ans, toutes sortes de rumeurs ont circulé à son sujet. Que son père lui avait laissé une fortune, ce qui était loin d'être le cas. Que les millions hérités lui avaient permis d'acheter toutes les boîtes de production en vente sur le marché, ce qui n'était pas juste non plus.

Mais la rumeur la plus sournoise et la plus malveillante veut que Richard Speer soit le petit-fils de l'architecte nazi Albert Speer, lequel aurait laissé à sa descendance des millions volés aux juifs exterminés.

Richard Speer était au courant de cette rumeur qui vient fort probablement de Québec. Contre toute attente, il était content de pouvoir en parler, histoire de vider la question une fois pour toutes.

«Ce que je trouve de plus terrible avec cette rumeur, c'est que mon père, qui est né en Angleterre, mais qui est arrivé avec ses parents à Montréal à 5 ans, est un vétéran de la Deuxième Guerre mondiale. Il s'est battu pour le Canada contre les nazis. C'est insulter sa mémoire que de le faire passer pour un nazi. Je le répète: c'était un Britannique, sans aucune racine allemande. Son père était matelot et lui-même est entré dans la marine pour défendre le drapeau canadien.»

Quant à l'argent qui a permis au fils de Leonard de faire sa première acquisition - Jet Films en 1999 - avec le réalisateur Sylvain Archambault et Michel Fortin, Speer affirme qu'il l'a fait comme tout le monde: en empruntant à la banque.

En revanche, lorsqu'il s'est lancé dans le merveilleux monde de la télé, de la publicité et du cinéma, Richard Speer a profité d'un contexte et surtout d'un phénomène particulier: le vieillissement des patrons de boîtes de production qui, dans bien des cas, n'avaient pas envisagé ni organisé une relève.

«Ça fait 12 ans que je suis dans le paysage, dit-il. Mon entreprise n'a pas grandi si vite que ça. Au contraire. Nous avons eu une croissance progressive et organique, mais c'est vrai que nous avons tablé sur l'absence de relève en rachetant des boîtes de PDG qui voulaient quitter l'industrie. En fait, on a basé tout notre plan de match sur ce phénomène qui, d'ici 10 ans, va aller en augmentant dans toutes les entreprises du Québec.»

Aujourd'hui, Attraction a des revenus de 62 millions. Speer en est l'actionnaire majoritaire avec Michel Fortin, son vieil associé. Il plaide que son entreprise n'est pas une «life- style buisness», c'est-à-dire une entreprise créée pour financer le train de vie de son patron. En même temps, Richard Speer est loin d'être pauvre et de rouler en Lada.

Lecteur avide des livres du gourou Malcolm Gladwell comme Blink ou Outliers, il déteste le statu quo. «Je suis un hyperactif. L'immobilité, pour moi, c'est la mort. En même temps, ce qui m'intéresse, ce n'est pas de voir mon entreprise grossir, mais de la voir grandir.»

N'empêche. Diriger une entreprise culturelle dont on est l'actionnaire majoritaire est une chose. Défendre une industrie dont les membres sont aussi nombreux que les intérêts divergents en est une autre. Speer en est conscient. «Je viens tout juste d'embarquer dans un train qui file à vive allure. Beaucoup de choses ont déjà été décidées pour l'année en cours et je ne vais pas arriver à l'Académie avec mes gros sabots. Avant tout, je veux rencontrer les gens et les écouter en espérant qu'au bout du compte, j'arriverai à faire bouger cette industrie.»

La formule est jolie et le discours, séduisant, mais que veut-il changer au juste? «Je pense que nous ne sommes pas assez fiers de la culture au Québec, que l'argent que le gouvernement y verse est considéré comme une dépense alors que c'est un investissement. Ce qui nous distingue, c'est notre culture. Il faut célébrer ça. Célébrer aussi notre créativité. Ici, on fait des miracles avec trois fois rien et l'effet pervers du phénomène, c'est que nos productions sont la preuve qu'on peut y arriver sans argent. Je ne suis pas en train de crier qu'il faut plus d'argent. Au contraire. Je crois que notre industrie doit moins dépendre des subventions. Des modèles comme ceux de Moment Factory sont inspirants. On ne peut pas toujours attendre après le gouvernement. Il faut trouver nos propres solutions.»

Richard Speer ne manque pas d'ambition ni de confiance en ses idées. Jusqu'à maintenant, le pouvoir d'attraction de son entreprise l'a bien servi. Mais la tâche qu'il vient d'entreprendre dans l'industrie est plus ardue. Il lui faudra convaincre ceux qui ont quitté le bateau de l'Académie et qui refusent de participer aux Gémeaux comme Fabienne Larouche et Julie Snyder de revenir au bercail. Mission compliquée.

Dans le milieu fébrile et féroce de la télé, de la publicité et du cinéma, il y a toutes sortes d'attractions. Souhaitons que celles que Richard Speer rencontrera dans ses nouvelles fonctions soient des attractions magnétiques et non des attractions fatales...

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Richard Speer en accéléré

Professionnel

Actionnaire majoritaire d'Attraction qui comprend Jet Films, La Cavalerie, Cité-Amérique, Attraction Image, Attraction Distribution et Attraction Radio et nouveau président de l'Académie canadienne du cinéma et de la télévision.

Personnel

Né à Québec en 1972, fils de Leonard Speer, vétéran de la Deuxième Guerre et homme d'affaires. Bac en finance à Laval, bac en droit à l'UdM. Se lance en affaires avec l'achat de Jet Films en 1999. En couple avec l'ex-mannequin Ruby Brown.

Cinématographique

Son film américain préféré de tous les temps est Shawshank Redemption (Les évadés) sur l'amitié entre deux prisonniers. Avec Tim Robbins et Morgan Freeman. Scénario de Stephen King. Adore le film québécois Tout est parfait d'Yves Christian Fournier.

Télévisuel

Séries américaines préférées: FX, The Shield, Walking Dead et The Killing. À titre de nouveau président de l'Académie, il préfère ne pas nommer de série québécoise pour éviter les apparences de conflit d'intérêts.