Depuis Les enfants de la télé jusqu'à Un souper presque parfait, en passant par Le banquier ou Tout le monde en parle, les émissions les plus populaires de la télé québécoise ont une chose en commun: elles ont toutes été imaginées ailleurs.

Ce sont des importations, payées à prix fort, qui portent le nom de formats étrangers. Qu'ils soient britanniques, américains, allemands ou japonais, ces formats font le plein de cotes d'écoute chez nous, mais ne favorisent pas le développement d'une télé québécoise originale. Plutôt le contraire.

Le palmarès des 30 émissions les plus regardées par les francophones du Québec est publié chaque semaine par les sondages BBM. Et bon an, mal an, au moins 6 émissions sur 30 sont des concepts qui ont été créés ailleurs, puis achetés, clés en main, par des diffuseurs d'ici. À première vue, ce chiffre, qui ne représente qu'un cinquième de l'offre télévisuelle, semble inoffensif; d'autant plus qu'il épargne la fiction, produite chez nous à 95 %. Il n'en demeure pas moins que ces formats qui donnent dans le quiz, la téléréalité ou le jeu d'habileté gagnent de plus en plus de terrain chez nous. Parfois, même, on a la nette impression que, si ce n'était de la fiction, la télé québécoise ne serait plus qu'un comptoir, voire un gros Costco, distributeur de produits étrangers. Le catalogue des formats étrangers compte une bonne quinzaine de titres où l'on retrouve pêle-mêle, La guerre des clans, Les enfants de la télé, Le banquier, Le cercle, Atomes crochus, Dieu merci!, Pyramide, Génial, La classe de 5e, Ça va chauffer, Caméra café, Les docteurs, Le moment de vérité, Un souper presque parfait et Ma maison Rona. Autant de formats qui nous ont captivés, qui nous ont divertis, mais qui, en fin de compte, ont nui à la création d'ici et l'ont privée de millions de dollars.

Tout le monde le fait, fais-le donc

Les réseaux privés comme TVA et surtout V sont les plus grands diffuseurs de formats étrangers, mais les télés publiques ne sont pas en reste. À Radio-Canada, sur les 30 émissions du secteur Culture, variétés et société de la saison 2010-2011, seulement 5 proviennent de formats étrangers, mais ce sont les plus performantes et les plus populaires, comme en témoignent les cotes d'écoute de Tout le monde en parle et des Enfants de la télé, des Docteurs et du Moment de vérité. Quant à Télé-Québec, on pourrait croire que la télé éducative québécoise se garderait une petite gêne face au format étranger. Il n'en est rien. Dans la section jeunesse, par exemple, sur les 28 émissions de la grille, seulement 5 - Cornemuse, Kaboum, Sam Chicotte, Toupie et Binou et Toc toc toc - ont été conçues au Québec. Les 23 autres proviennent des États-Unis, de Grande-Bretagne, de France ou du Royaume-Uni. À ce chapitre, celle qu'on appelait «L'autre télévision» fait... comme tout le monde.

À quoi attribuer le phénomène? Au temps et à l'argent, principalement, et au fait qu'entre un format québécois qui n'a jamais été éprouvé et un format étranger qui a fait ses preuves et qui a été couronné de succès, les diffuseurs d'ici n'hésitent pas longtemps. «Développer un concept original coûte cher en temps et en main-d'oeuvre», explique Claire Samson, la pdg de l' l'Association des producteurs de film et de télévision du Québec (APFTQ). «Si les producteurs étaient assurés de vendre tous les concepts qu'ils ont développés, l'investissement en vaudrait la chandelle. Mais huit nouveaux concepts sur dix meurent au feuilleton. Les producteurs n'ont tout simplement plus les moyens de se payer le luxe du développement.»

Une usine à fabriquer des émissions imaginées par les autres

André Provencher, président du conseil d'administration de l'APFTQ et patron de La Presse-Télé, est tout à fait d'accord avec le diagnostic. «La télé québécoise est en train de devenir une usine à fabriquer des émissions imaginées par les autres, dit-il. Les formats étrangers mettent énormément de pression sur nos produits. Des sociétés comme Endemol aux Pays-Bas ont créé des laboratoires de recherche qui emploient des centaines de créateurs, payés à l'année, pour trouver de nouvelles idées. On se bat contre des acteurs internationaux très puissants financièrement et on est de moins en moins capable de suivre.»

La concurrence internationale et le taux de mortalité élevé des concepts québécois ne découragent pas tous les producteurs. Luc Wiseman, de chez Avanti, la société qui a développé des concepts originaux comme Des squelettes dans le placard ou encore Un gars, une fille, affirme qu'il consacre au développement 300 000 $ par année, puisés à même l'argent de son entreprise, et donc sans l'aide de subventions ni de crédits d'impôt qui n'existent pas en développement. «On reçoit environ 300 projets par année et on en développe entre 75 et 80, en sachant parfaitement qu'on n'en vendra que deux ou trois aux diffuseurs. On le fait parce qu'on veut pousser les créateurs d'ici.»

Le producteur n'en demeure pas moins soucieux devant ce qu'il appelle «la folie des formats». «Ce qui est inquiétant, c'est que le Québec avait le potentiel de devenir un acteur mondial en télévision comme les Pays-Bas le sont devenus avec Endemol. Au départ, Endemol était une petite société de rien du tout qui a misé sur la créativité et sur le contenu. Ils ont commencé comme nous et sont devenus une puissance mondiale. Si la télé québécoise avait été encouragée à continuer dans cette voie-là, on aurait sans doute un Endemol québécois. Mais aujourd'hui, au lieu de vendre nos concepts, on achète ceux d'Endemol.»

Des concepts clés en main, sans risques

Pourquoi les diffuseurs d'ici sont-ils si friands des formats des autres? «Parce qu'un format comme celui du Banquier ou de Tout le monde en parle vient avec une recette, un cahier des charges, un décor et une garantie de succès puisque le format a déjà fait ses preuves ailleurs. Pour le diffuseur, c'est zéro risque», répond Wiseman.

Même son de cloche de la part de Jean-François Boulianne, le patron de Bubbles Television, qui a choisi de miser sur le format original et à qui on doit des émissions comme Rock and Road, animée par Rémi-Pierre Paquin à MusiquePlus, Le défi des champions, diffusée à TVA, Le mariage des meubles à Canal Vie, Paquet voleur et Connivence, un nouveau jeu pour l'été, à la SRC. «Nous, on valorise les créateurs et la création d'ici, dit-il. Mais un nouveau concept n'arrive pas en criant ciseaux. C'est un processus laborieux, un exercice d'essais et d'erreurs, qui demande de nombreuses séances de brainstorm et de réécritures. Des fois, on fait des focus groups pour tester notre idée avant de passer à l'étape du pilote. Les Français et les Néerlandais font la même chose. Sauf que les sommes qu'ils mettent sur un pilote correspondent généralement au total du budget annuel d'une seule de nos émissions. Le décalage entre leurs moyens et les nôtres est énorme.»

Même si les producteurs de fiction sont moins touchés par le phénomène des formats étrangers, ils ont aussi des difficultés avec le développement. La productrice Josée Vallée, de chez Cirrus (Belle-Baie, Tout sur moi, Nos étés, La galère, etc.), estime que développer de nouveaux auteurs est devenu très difficile tant les diffuseurs sont exigeants. «Avant, un projet pouvait être accepté sur la foi d'un court document de présentation. Maintenant, le dossier doit être très étoffé, avec une bible de plusieurs dizaines de pages et même un premier scénario d'écrit. On développe pendant des mois des projets qui, au final, sont rejetés parce que l'auteur est inconnu.»

Le producteur Jocelyn Deschênes, de chez Sphère Média (Les hauts et les bas de Sophie Paquin, Penthouse 5-0, Providence, Mauvais karma), cite le cas d'un projet qu'il développe depuis 12 ans. «Je suis têtu et je crois bien que cette fois-ci, on va passer. En attendant, c'est moi qui ai investi 100 000 $ dans le projet. Pas le diffuseur.»

Un gars, une fille, l'exception

Parfois, mais très rarement, les producteurs gagnent le gros lot et arrivent non seulement à vendre leur concept au Québec, mais aussi à l'étranger. Le format de Sophie Paquin a été acheté par la CBC. Sophie Paquin est devenue Sophie Parker. La série a été achetée par ABC Family, qui a diffusé six épisodes avant de la retirer des ondes. François en série, un charmant concept québécois, semblait promis à un brillant avenir lorsque le réseau NBC a acheté son format. Mais un changement de direction a tout bousillé. L'entente est tombée et François en série est revenu bredouille chez lui.

Sur le plan des ventes internationales, le seul vrai grand succès québécois demeure Un gars, une fille, vendu mais surtout produit dans 23 pays et dont les profits, chiffrés en millions, sont revenus au Québec. Hormis Insectia, avec Georges Brossard, et la série scientifique Comment c'est fait, animée par Jean-Luc Brassard, qui connaissent un succès à l'international, les formats québécois peinent encore à vraiment percer le marché étranger.

Les formats restent, l'argent s'envole

L'invasion de la télé québécoise par les formats étrangers ne fait pas que nuire à la création. Chaque année, elle siphonne des millions de dollars qui ne sont pas réinvestis dans la production locale. Les producteurs de Tout le monde en parle, par exemple, doivent payer environ 25 000 $ en droits par émission à Thierry Ardisson, l'auteur du format. Multiplié par 26 émissions, le chiffre s'élève à 650 000 $, versés chaque année à Ardisson.

Tous les formats ne coûtent pas ce prix en droits. N'empêche. On peut avancer sans exagérer que les 15 formats étrangers qui cartonnent actuellement à la télé québécoise entraînent une fuite de capitaux de près de 10 millions par année. Ce n'est pas rien. «Le jour où tout cet argent qui part et qui ne revient pas sera plutôt investi dans la création télévisuelle québécoise, on sera autrement plus compétitifs sur le marché international», dit Jean-François Boulianne.

Ce jour-là ne risque pas d'arriver avant longtemps. En attendant, l'APFTQ a imaginé une solution. L'association a déposé chez le ministre Bachand un projet de crédit d'impôt pour le développement en télé. Le ministre des Finances aurait accueilli la mesure avec intérêt sans pour autant l'inclure dans son dernier budget. Reste que la balle est désormais dans son camp. Elle est aussi dans le camp des diffuseurs qui méritent d'être rappelés à l'ordre ou du moins sensibilisés au tort qu'ils causent à la télé originale québécoise. Avec leurs formules clés en main et zéro risque, les formats étrangers sont séduisants. Mais ils ont un prix: le prix de notre culture, de notre imagination et, en fin de compte, de notre identité.