Parfois, il suffit d'un rôle, d'un seul, pour propulser une actrice dans la lumière. Louise Nantel, la directrice de casting amère et cynique de la série Les hauts et les bas de Sophie Paquin, fut ce propulseur pour Isabelle Vincent. Les médias raffolent du personnage alors que le public lui préfère celui, plus rassurant, de Diane Bourgeois dans Providence, raconte Isabelle Vincent, qui s'apprête à remonter sur les planches de La Licorne pour la reprise de la pièce Pi... ? !. Rencontre avec une timide passée maître dans l'art de disparaître.

Isabelle Vincent est arrivée au Café Italia sans faux seins et sans bourrures autour des hanches, toute menue dans un pull bleu pétrole, un casque de vélo dans les mains. Si Louise Nantel, le croustillant personnage qu'elle incarne dans Les hauts et les bas de Sophie Paquin, avait été là pour l'accueillir, elle l'aurait probablement détaillée de la tête aux pieds d'un air méprisant en lui annonçant qu'elle n'avait aucune chance d'obtenir un rôle dans un futur immédiat ou lointain. Pourquoi ? Pas assez connue. Au suivant.

 

L'image et la personnalité de Louise Nantel ont eu un tel effet sur moi (et sur la plupart de mes collègues journalistes) qu'en prenant place à la table d'Isabelle Vincent, j'ai eu le réflexe un peu stupide de croire que l'actrice lui ressemblait suffisamment pour me servir le même genre de remarques trempées dans l'acide et le vitriol. J'ai vite compris qu'Isabelle Vincent, qui est la petite soeur de l'actrice Julie Vincent et du peintre François Vincent, n'a rien, mais alors strictement rien à voir avec la directrice de casting de Sophie Paquin. Même qu'elle est son parfait contraire.

Mère de deux grands enfants, en amour et en ménage avec le même homme depuis plus de 20 ans, timide, candide, pleine d'humour mais aussi réfléchie, analytique, un brin intello, esprit de défricheuse, coureuse de fond et auteure à ses heures (elle a coécrit la pièce Avaler la mer et les poissons avec Sylvie Drapeau), Isabelle Vincent et Louise Nantel sont aussi dépareillées que le jour et la nuit. Comment se fait-il alors qu'elle interprète le rôle avec autant de brio, comme s'il existait une adéquation parfaite entre elle et le personnage ?

Une revanche

« On dirait qu'avec ce personnage, je me permets ce que je ne me permettrais jamais dans la vraie vie. Moi qui suis gentille, polie, timide, je prends ma revanche. En même temps, il ne faut pas oublier le contexte et le sous-texte du personnage. Louise Nantel est une femme qui abuse de son pouvoir. Il y a 10 ans, un tel personnage aurait choqué. Aujourd'hui, Louise Nantel s'inscrit dans une époque où les femmes en position de pouvoir sont plus nombreuses et où on est plus conscient de leurs failles, mais aussi du prix qu'elles doivent payer. Si Louise Nantel n'essuyait pas échec amoureux après échec amoureux, peut-être qu'elle serait moins frustrée et abusive.»

Petit potin : dans un des prochains épisodes de Sophie Paquin, Louise Nantel rencontrera l'auteur de ses jours : Richard Blaimert lui-même en personne, qui jouera son propre rôle. En le voyant arriver, Louise Nantel s'écrira : « Ah non, pas le loser à Blaimert !»

Dire qu'Isabelle Vincent n'a même pas passé d'audition pour obtenir le rôle, entre autres parce que le personnage ne devait apparaître que dans deux épisodes. Sa fonction était purement utilitaire et ne devait servir qu'à humilier Estelle (Élise Guilbault). Le réalisateur Claude Desrosiers, qui est aussi le conjoint d'Isabelle Vincent, lui a donc demandé de prendre le rôle pour lui rendre service. L'actrice a accepté, profitant de l'occasion pour se métamorphoser physiquement avec des bourrures et des faux seins. Et le reste, comme on dit, appartient à l'histoire avec, en plus, la possibilité qu'à la fin de Sophie Paquin - qui se conclut cette année -, une nouvelle série voie le jour autour du duo diabolique que forment Estelle et Louise Nantel.

Pour les médias, le rôle de Louise Nantel a mis Isabelle Vincent au monde. Pourtant, Isabelle Vincent avait une vie et un long parcours professionnel avant de briller dans ses bourrures. Née à Montréal, cadette des quatre enfants de Thérèse et de Marcel Vincent, un assureur agréé adepte de méditation, Isabelle Vincent a grandi à Montréal-Nord, a fréquenté le collège Mont-Saint-Louis avant de partir vivre dans une famille de mormons à San Diego, en Californie, grâce à un programme d'échange pour étudiants. Pendant une année complète, elle a fréquenté la La Jolla High School et la plage tous les jours. C'était en 1980, de sorte qu'Isabelle Vincent a raté le premier référendum mais, en contrepartie, elle a pu célébrer son bal de finissants sur un bateau dans la baie de San Diego avec Don Hendricks. « Ce séjour en Californie a été extraordinaire. Il m'a ouvert l'esprit, m'a permis de vivre autre chose que ma réalité et de m'affranchir de mes parents. J'ai mis plus d'un an à m'en remettre.»

Théâtre ou journalisme ?

De retour à Montréal, elle s'inscrit au collège Ahuntsic en sciences humaines avec maths, mais son jeune coeur confus balance entre la psycho, le journalisme et le théâtre. Au bout de deux ans, lorsque l'UQAM, tout comme l'École nationale de théâtre, accepte sa candidature, elle se sent déchirée. Théâtre ou journalisme ? Le théâtre l'emporte. De 1982 à 1986, elle étudie l'interprétation aux côtés de Sylvie Drapeau, de Patrice Coquereau et de Roy Dupuis. Mais après avoir obtenu son diplôme, au lieu de tenter de démarrer sa carrière d'actrice, elle s'occupe plutôt de sa vie amoureuse et part pour Toronto où elle renoue avec... le journalisme. Pendant un an et demi, elle sera à la fois chargée du calendrier culturel et de la météo au bulletin de 18 h de Radio-Canada Toronto, où ses collègues ont pour noms Julie Miville-Dechêne et Dorothée Giroux.

Puis un coup de fil de René Richard Cyr, qui lui propose un rôle dans une des trois courtes pièces qu'il est en train de monter, la ramène à Montréal. D'abord temporairement, puis pour de bon.

Pendant les 15 années suivantes, Isabelle Vincent va vivre sa vinaigrette, fonder une famille avec Claude Desrosiers, mettre au monde deux enfants, fonder une troupe (les Éternels Pigistes) avec ses amis Marie Charlebois, Patrice Coquereau et Christian Bégin, écrire une pièce avec Sylvie Drapeau qui connaîtra un grand succès, puis une deuxième, Les saisons, qui sera à l'affiche d'Espace Go en mars. Elle va aussi jouer dans une dizaine de séries québécoises et autant de pièces de théâtre et dans deux films de Robert Morin, mais en disparaissant chaque fois derrière le personnage et en poussant la composition au point de tous nous faire oublier l'existence même d'Isabelle Vincent.

« Ce n'est pas accidentel. C'est ce que je voulais. Me transformer, me déguiser, composer, disparaître, c'est pour cela que je fais ce métier-là. Je le fais aussi pour la recherche, le défrichage, le long terme. Quand je faisais de l'athlétisme de compétition, j'ai toujours été une coureuse de fond, plutôt qu'une sprinteuse. C'est sans doute pourquoi je suis convaincue que je vais vivre jusqu'à 100 ans au moins, et en santé.»

Le théâtre pour le fun

En attendant, Isabelle Vincent remonte sur la scène de La Licorne (le 15 septembre) avec les Éternels Pigistes pour la reprise de la pièce Pi.. ? !, l'histoire d'un souper entre amis où l'hôte de la soirée interdit à ses convives d'évoquer les 17 minutes où il a été déclaré cliniquement mort après un grave accident. Chaque soir jusqu'au 24 octobre, Isabelle et ses amis joueront pour la maigre somme de 100 $, parce que sous prétexte que tous les membres des Éternels Pigistes gagnent bien leur vie, les gouvernements refusent de subventionner leurs projets de théâtre. Pourquoi alors continuer ? « Pour le plaisir de se retrouver dans cette famille artistique qui nous appartient, le plaisir aussi de rire de toutes les crises, chicanes, ruptures qu'on a vécues et aussi parce qu'on a trop de fun ensemble «, répond Isabelle Vincent d'un air enjoué. Heureusement que Louise Nantel la cynique n'entend pas l'idéalisme généreux et engagé qui module la voix d'Isabelle Vincent, sinon elle hocherait la tête d'un air profondément découragé.