Pour la première fois de sa carrière, Frédérick Gravel s’essaie à la forme solo, alors qu’il vient d’avoir 40 ans. Depuis six mois, La Presse l’a suivi dans son processus créatif, afin de mieux cerner la mise au monde de la bête Fear and Greed, présentée au Festival TransAmériques (FTA) dès demain. Récit en mots, images et musique.

La naissance — quelque part en 2017

À la suite de la présentation de Some Hope for the Bastards au FTA en 2017, un grand plateau réunissant neuf danseurs, deux musiciens et lui-même en « maître de cérémonie », Fred Gravel avait une envie, celle de la forme solo.

« Quand je commence un projet, je n’ai jamais une idée trop précise. C’est un bain dans lequel je me mets, une situation dans laquelle je me lance », explique le créateur d’un café lors d’une froide matinée, en janvier dernier, sur le Plateau Mont-Royal.

Au-delà de la forme solo en tant que telle, Gravel était intéressé à « amener le chorégraphe sur scène ». « J’ai 40 ans, il est temps de me mettre sur le stage parce qu’après, ça ne me tentera peut-être plus ! », lance-t-il. Ce chorégraphe « s’adonne » aussi à jouer de la musique et à chanter, et aime bien jaser. Une identité mixte qui, sans aucun doute, s’exprimera sur scène. Mais comment ?

« Je suis le danseur que je suis, avec le style et les ressources que j’ai. Tout se pète la gueule, chérie il y a 10 ans, ce n’était pas la même drive. Par contre, je pense que je danse mieux qu’avant… Même si c’est peut-être pas si impressionnant ! Je suis plus précis, en contrôle, avec plus de finesse. Je sais plus ce que je fais. »

Prendre forme – décembre 2017 à janvier 2019

PHOTO OLIVIER PONTBRIAND, LA PRESSE

Le solo, par sa forme, impose une certaine solitude.

Gravel est, de nature, un artiste qui aime travailler en collaboration. Le solo, par sa forme, impose une certaine solitude et une façon peut-être pas nouvelle, mais différente de travailler. « Travailler avec moi, ça ouvre d’autres possibilités, car j’ai une certaine musicalité qui n’est pas toujours évidente à écrire. »

Pour fouiller ces possibilités, il a effectué différentes résidences de création à l’étranger en 2018 : de l’Allemagne à Paris, en passant par Marseille et le Connecticut, parfois seul, idéalement accompagné. Se motiver, sans œil extérieur, s’avère parfois difficile pour sortir de l’abstraction. « J’ai besoin de répondant ! », constate-t-il.

Au cours de l’année, il a beaucoup avancé les exercices d’improvisation ainsi que l’exploration du matériel physique qui lui serviront pour la pièce. « Je finis par avoir des tableaux, mais qui ne sont pas finis ni fixés dans le temps. Je travaille généralement ainsi. »

En janvier dernier, il est entré en résidence avec toute l’équipe, où l’ébauche de Fear and Greed a pris forme. Les « runs », filmés, deviennent du matériel auquel il peut ensuite revenir. « Ça me permet de voir où j’ai besoin d’écrire davantage la chorégraphie pour ne pas perdre le monde ni me perdre moi-même ! »

En répétition — 19 février 

Jour de février glacial, mais radieux. Le soleil, éblouissant, pénètre dans l’espace habillé de blanc du Studio C de Circuit-Est, où Gravel répète en compagnie d’Étienne Lepage et de Jamie Wright, collaborateurs de longue date qui constituent en quelque sorte le noyau créatif de Fear and Greed.

Aujourd’hui, les questions de la dramaturgie et, surtout, des intentions dominent les discussions, parfois animées, mais toujours dans une ambiance détendue. Le diable est dans les détails, semble-t-il, alors que Gravel danse la première partie du spectacle, improvise un texte au micro et gratte sa guitare dans une suite de tableaux contrastés.

La musique, toujours — 18 mars 

« J’aime ça collaborer, tout le temps », dit Gravel. Il était donc écrit dans le ciel que le solo serait d’emblée travesti. « Être seul sur scène, ça ne m’intéresse pas ! »

Son projet est donc un solo… avec un groupe de musiciens. Une « ambiance solo », dira-t-il. Il amène sur scène avec lui le band qu’il appelle les « Bastards », composé de Philippe Brault, qui signe la direction musicale et avec qui il collabore depuis 2010, José Major et Nicolas Basque (absent cette journée-là), lors d’une répétition dans l’un des locaux du Studio 270, dans le quartier Rosemont.

Entre deux tounes, Gravel nous parle de sa lecture du moment, qui teinte sa création : le philosophe slovène Slavoj Žižek et ses réflexions autour de l’idéologie et de l’impossibilité inhérente d’en sortir. C’est que le créateur aime pousser plus loin ses réflexions sur la société, les systèmes qui enferment et nous conditionnent. Le défi est d’arriver à passer des considérations intellectuelles à la prestation scénique sans tomber dans le didactisme.

« Ce n’est pas le thème dominant de la pièce, avertit-il. C’est plutôt ce que je raconte par rapport à cette idée-là. Une idée qui pourrait te sauver et qui est mise à l’épreuve, même si c’est un peu cruel car il n’y en a sûrement pas, de sauveur. La pièce devient en quelque sorte une mise à l’épreuve d’une idée chorégraphique, d’une idée physique ou même narrative. Une mise à l’épreuve de moi-même, finalement. »

La résidence finale — 10 mai

Dans moins d’un mois, c’est la première de Fear and Greed. Toute l’équipe du spectacle — Jamie, Étienne, les musiciens, Alexandre Pilon-Guay aux éclairages, un autre collaborateur de longue date — est sur place dans la grande salle de Circuit-Est, qui permet de répéter avec tous ses éléments scéniques. L’énergie est fébrile, un peu chaotique alors que les discussions s’entremêlent et se superposent, mais chacun semble savoir où est sa place.

Joint au téléphone à quelques jours de la première, Gravel est aussi prêt qu’il le peut. « Je dois encore travailler un peu, j’ai des doutes, mais il faut la laisser exister. Ça prend toujours une première, c’est un passage obligé, et le spectacle apprend de sa première. Il y a quand même un contraste entre une œuvre qui tourne depuis trois ou quatre ans et une œuvre de création. »

Que dire de plus, sinon… merde !

Qui est Frédérick Gravel ?

Chorégraphe, interprète, musicien et éclairagiste à ses heures, Frédérick Gravel est un artiste engagé et reconnu pour ses « concerts chorégraphiques » rock et performatifs, majoritairement en collaboration avec Grouped’ArtGravelArtGroup, collectif d’interprètes et musiciens à géométrie variable. Le créateur, qui tourne souvent à l’international avec ses pièces, entretient une étroite collaboration avec le FTA. Dès 2009, il y présentait sa pièce Gravel Works, suivie, en 2010, de Tout se pète la gueule, chérie. Il a aussi touché au théâtre avec le dramaturge Étienne Lepage pour les pièces Thus Spoke (2013) et Logique du pire (2016). En 2017, le FTA lui offrait son premier grand plateau, Some Hope for the Bastards. Créateur associé à la compagnie DLD, il en est nommé directeur artistique à l’automne 2018.