Françoise Riopelle, première femme de Jean Paul Riopelle et signataire du manifeste Refus global, s’est éteinte lundi à l’Hôpital général juif à l’âge de 95 ans, selon sa famille. L’artiste aura marqué le milieu de la danse contemporaine au Canada, notamment en créant la première école de danse moderne au pays.

Danseuse, chorégraphe, pédagogue et gestionnaire, Françoise Riopelle aura été l’inspiratrice de la nouvelle danse bien avant que la vague de ce mouvement déferle sur toute une jeune génération d’artistes québécois. Un peu oublié depuis quelques décennies, son legs aux nouvelles générations d’artistes et de chorégraphes est immense.

« C’était une femme forte, déterminée, qui a beaucoup donné à la danse au Québec, en plus d’être une bonne amie », confie Françoise Sullivan à La Presse, alors qu’on lui a appris la nouvelle mardi matin. Avec la mort de Françoise Riopelle, Mme Sullivan est aussi l’une des dernières signataires du Refus global en vie (avec Madeleine Arbour). « J’ai même connu Françoise avant Refus global », précise l’artiste de 99 ans. Les deux femmes ont souvent travaillé ensemble sur des créations, entre autres avec le Groupe Nouvelle Aire.

Mme Sullivan nous rappelle que ses chorégraphies étaient diffusées à la télévision à L’Heure du concert, prestigieuse émission culturelle de Radio-Canada dans les années 1950 et 1960. « Son langage chorégraphique était particulier, d’une grande précision, explique-t-elle. À l’époque, Françoise voyait déjà la danse comme un dialogue entre les arts, les disciplines. Comme chorégraphe, elle a créé des pièces très novatrices. »

Daniel Soulières, le fondateur de Danse Cité, nous rappelle que Riopelle a fait partie du C.A. de la compagnie au début des années 1980. « Elle m’a beaucoup aidé à structurer la compagnie. Auparavant, elle m’avait aussi beaucoup appris comme interprète. »

Elle trouvait important que chaque danseur aille au bout de son état émotif. En répétitions, elle rejetait tout langage académique. Elle refusait qu’un danseur répète des mouvements ou des codes appris ailleurs. On devait inventer notre propre gestuelle. Faire de la création pure. C’est en travaillant avec les deux Françoise [Riopelle et Sullivan] que j’ai pris de l’assurance comme interprète.

Daniel Soulières, fondateur de Danse Cité

L’ex-interprète et consultante en danse Sylvianne Martineau ajoute que son plus bel héritage, « c’est le lien solide qu’elle a tissé entre la danse et le théâtre au Québec ». Et qui nous a permis de nous transporter dans les glorieuses années de Carbone 14, O Vertigo et la compagnie Jean-Pierre Perreault. D’ailleurs, Riopelle a fait venir Perreault (alors au Groupe de la Place Royale) comme artiste-professeur invité à l’UQAM. « Ce dernier va y créer Joe, son grand succès », nous rappelle Mme Martineau.

« Françoise Riopelle a délaissé l’académisme de la danse formelle, abstraite, pour proposer une danse plus émotive et dramatique, poursuit-elle. C’est grâce à Françoise Riopelle si le module de danse à l’UQAM s’est scindé de celui du théâtre pour devenir, plus tard, un département autonome qui a formé les Virginie Brunelle, Frédérick Gravel, Catherine Gaudet, Hélène Blackburn, Hélène Langevin, entre autres. »

Paris et Refus global

Née en 1927 à Montréal, Françoise Lespérance était la sœur de Jean Lespérance, le meilleur ami d’enfance de Jean Paul Riopelle. Elle commence à fréquenter Riopelle en 1943. Ils finissent par se marier le 30 octobre 1946 en l’église Immaculée-Conception, à Montréal. Françoise Lespérance est mineure (19 ans) quand elle se marie. Ses parents forcent le couple à s’unir à l’église… même si elle ne croit pas en Dieu.

Son mariage religieux a quand même de bons côtés. Il permet au couple de se payer le voyage pour Paris, en 1947, grâce à la vente de la maison qu’il avait reçue, comme cadeau de noces, du père de Riopelle. À Paris, Françoise Riopelle soutient son mari dans sa quête de notoriété. Elle élève leurs filles Yseult et Sylvie, et découvre le milieu des arts parisien. Leur union durera 11 ans, jusqu’à ce que Riopelle s’éprenne de la peintre américaine Joan Mitchell, en 1955.

Entre-temps, le manifeste Refus global est lancé à Montréal, en 1948. Françoise Riopelle fait partie des 16 signataires du texte considéré comme la bougie d’allumage du Québec moderne. Elle a alors une passion pour les arts, surtout pour la danse, considérée à l’époque comme un péché par l’Église catholique québécoise.

« On allait y perdre son âme, disait-elle à La Presse en 1998. Refus global a ouvert des portes dans le sens d’un plus grand respect de l’artiste. Auparavant, l’artiste était un voyou, un paresseux qui ne voulait pas travailler. Quand Riopelle venait peindre dans la cave de mes parents, ma tante, qui était une poète membre de la Société des poètes, était outrée. Elle disait : “C’est une peinture de l’enfer !” »

La révolte

Passionnée, Françoise Riopelle est tout de même intimidée par ses amis Automatistes. « Dans les réunions de notre groupe, je ne disais pas grand-chose, confiait-elle à La Presse en 2013. J’étais là et j’appuyais Riopelle. Borduas était encore comme un père de famille et, dans ma tête, c’était gênant un peu. Le fait de se révolter contre quelque chose d’aussi puissant que le clergé, il fallait qu’on se sente fort. Mais comme je suis ensuite restée 10 ans en France, je n’ai pas été consciente des changements qui ont suivi. »

Si Françoise Riopelle peut sembler avoir été dans l’ombre de ses prestigieux camarades signataires, les Borduas, Riopelle, Leduc ou Barbeau, elle a joué un rôle important au sein du groupe avec les six autres femmes de Refus global, dont Madeleine Arbour et Françoise Sullivan.

« Madeleine Arbour, Françoise Riopelle et les autres femmes ont mieux incarné le message révolutionnaire du manifeste que les hommes », a dit Patricia Smart, professeure de littérature à l’Université Carleton, au magazine L’actualité, en 1998. « Elles ont sorti l’art des galeries pour l’installer dans le quotidien. »

C’est l’époque où les femmes québécoises veulent s’assumer et obtenir une réelle liberté. « Je vivais pleinement les questions sur l’amour, affirmait Françoise Riopelle à La Presse en 1998. Nous pensions qu’une fois que l’amour est fini, on commence autre chose. Aux yeux de mes parents, c’était inadmissible. Le mariage, croyaient-ils, vous engageait pour la vie. Mon père était un homme très compréhensif. Il suivait notre mouvement avec grand intérêt, mais aussi avec crainte. »

Première école de danse contemporaine

Après s’être séparée de Riopelle, resté à Paris, Françoise se consacre, dès 1958, à ses filles et à la danse. Avec Jeanne Renaud, Françoise Riopelle a fondé le Groupe de danse moderne de Montréal, en 1961, la première école canadienne consacrée à la danse contemporaine.

PHOTO LUCIEN DESJARDINS, ARCHIVES LA PRESSE

Françoise Riopelle, le 12 juin 1961

Françoise Riopelle a beaucoup travaillé avec son partenaire d’alors, le compositeur Pierre Mercure, avec qui elle a eu un fils, Patrick, en 1961. Son conjoint écrit des musiques électroniques expérimentales tandis qu’elle crée des chorégraphies d’avant-garde, que le couple présente au festival la Semaine internationale de musique actuelle, ce qui permet à Françoise Riopelle d’être en contact avec Merce Cunningham et John Cage.

Durant sa carrière, elle fera d’autres rencontres nourrissantes, notamment avec les danseuses Martha Graham et Mary Wigman et les danseurs Winifred Widener et Alwin Nikolais. Elle a aussi travaillé sur plusieurs projets avec le compositeur ontarien Murray Schafer, notamment l’opéra Toi, dont elle fit la chorégraphie et qui fut diffusé à la télévision de Radio-Canada en 1966, comme d’autres de ses chorégraphies, telle que Formes disponibles, en 1965.

Après la mort de Mercure, Françoise Riopelle a été la conjointe du pianiste, compositeur et arrangeur canadien Neil Chotem, qui a écrit de la musique pour ses chorégraphies. En 1969, elle a commencé à enseigner la danse au département de théâtre de la nouvelle UQAM où elle fondera un peu plus tard le groupe Mobiles pour intégrer jeu de scène et danse. En 1979, le Regroupement Théâtre et Danse, qu’elle a élaboré avec Ninon Gauthier, est inauguré à l’UQAM, un an après qu’elle eut fondé le collectif de chorégraphes indépendants Qui danse ? avec Dena Davida.

D’ailleurs, Daniel Soulières s’étonne que lorsqu’on évoque Françoise Riopelle, on l’associe beaucoup aux trois grands hommes avec qui elle a partagé sa vie. « La femme que j’ai connue était une artiste, une créatrice et une gestionnaire à part entière. Sa longue et belle carrière, elle la doit à sa vision et à sa capacité de travail. Elle n’était dans l’ombre de personne. »

Forte, inspirée et souvent rebelle, Françoise Riopelle a toujours voulu être libre, en action comme en pensée. En 1988, elle avait refusé de participer aux célébrations du 40anniversaire de Refus global. « Moi, mon refus global, je l’ai affirmé chaque jour de ma vie. Je n’ai jamais cessé de rêver », avait-elle dit au quotidien Le Soleil, 10 ans plus tard, lors des 50 ans du manifeste.