« Nous sommes noirs. Nous nous reconnaissons. En ce moment, nous savons quelque chose que personne d’autre ne sait. Nous savons quelque chose que personne d’autre ne sait. Et même quand nous essayons d’articuler cette chose, cette douleur, cette injustice, cette histoire répétée, nous réussissons rarement à être crus tellement les récits sont crus. »

Ce texte, « bougie d’allumage » du spectacle Cabaret Noir, Mélanie Demers l’a écrit à la suite de la mort de Georges Floyd. Elle y évoque le « code noir », ce hochement de tête lorsque deux Noirs se croisent, cette détection d’une souffrance traversant les générations, liant les personnes noires l’une à l’autre. Et c’est un travail d’archivage morcelé, de mashup culturel, historique et artistique de l’histoire et de l’identité noires qu’elle offre avec ce cabaret réunissant six interprètes, dont elle-même.

Au spectateur blanc, elle n’offre pas de réponses toutes faites et bien lisses pour comprendre la personne noire, sa réalité, sa souffrance, ce « code noir » duquel il est à jamais exclu. Et c’est très bien ainsi. Car, comme l’évoque cette citation lancée à la volée dans la scène d’ouverture du spectacle, le Blanc n’a pas à « comprendre » le Noir. Il doit d’abord se comprendre lui-même, et l’histoire qu’il porte avec lui.

Noir, cette « contre-couleur » du blanc, absence ou somme de toutes les couleurs. Une phrase que Demers répète, sur laquelle elle insiste, après le premier « numéro » (on est dans un cabaret, après tout) où les interprètes, installés en cercle, chacun à leur table, liront des passages d’œuvres — Aimé Césaire, Dany Laferrière, Amin Maalouf, Lilian Thuram (La pensée blanche), Toni Morrison, mais aussi le quatrième de couverture d’un Lonely Planet sur l’Afrique de l’Ouest, dégoulinant de clichés ronflants… — avant de jeter les livres en pile éparse au centre de la scène. Autodafé sans feu, mais chargé de sens.

Que signifie être noir ? De quoi est composée l’identité noire ? La réponse est multiple, métissée, et ne serait tenir dans une seule définition. Et c’est cette diversité des individualités noires que Demers — qui agit ici à titre de chorégraphe, mais surtout de metteure en scène, une première dans son cas — décline avec brio dans cette création qui vise en plein dans le mille.

Du fiel en pots de miel

PHOTO SOPHIE EL ASSAAD, FOURNIE PAR L’AGORA DE LA DANSE

Florence Blain Mbaye et Mélanie Demers dans une scène du Cabaret noir

Tour à tour, cette escouade de talent que l’artiste a rassemblé autour d’elle tisse son univers, déploie son terrain de jeu, à travers des numéros inspirés par des œuvres musicales, littéraires, cinématographiques, mais aussi par les expériences toutes personnelles de chacun.

Stacey Désilier, interprète époustouflante à la charge énergétique puissante, lance le bal avec fracas, sur la complainte Strange Fruit de Billie Holiday, repiquée par Kanye West ; plus tard, elle hurle façon « métal » la chanson créole de Doualé dans Passe-Partout puis propose « Tropical beauty », un assemblage de gestes lascifs stéréotypés, ingénieusement détournés.

Avec sa litanie, Vlad Alexis y va de « propos recueillis depuis 1989 » ; collier d’insultes, répétées jusqu’à l’essoufflement, en français, en anglais, en espagnol. Florence Blain Mbaye et sa voix absolument magnifique entonnent un cantique tiré de l’Ancien Testament, « Je suis belle et (mais) je suis noire », à corps défendant, tirant ses cheveux, écrasant son visage. Avec le comédien Anglesh Major, elle devient Desdémone, et lui Othello, remixant en boucle un tableau de la célèbre pièce de Shakespeare, un moment fort du spectacle.

On croise aussi notamment dans Cabaret noir une scène tirée de la série Lance et Compte jouée par Paul Chambers et Anglesh Major (qui provoquera des soupirs gênés et horrifiés dans la salle, avec raison…), une autre du film The 25th Hour de Spike Lee, puissant segment déterrant les racines du racisme américain, sous toutes ses formes.

Comme le dit joliment Demers dans le livret remis aux lecteurs à la sortie du spectacle, et permettant de continuer la réflexion amorcée : « On déverse notre fiel, certes. Mais on vous le redonne en petits pots de miel. »

C’est en jouant avec ce contraste, et aussi celui, omniprésent dans la signature esthétique, du noir et du blanc, en véritable équilibriste, que Cabaret noir happe et fait réfléchir, mais sans jamais emprunter un ton moralisateur. C’est plutôt à une célébration que le public est convié ; une fête qui prend parfois des airs funèbres, mais mue par un feu que rien ne saurait éteindre.

Et Mélanie Demers, récipiendaire du Grand prix de la danse de Montréal en 2021 pour son spectacle La goddam voie lactée, une pièce qui interrogeait en les déconstruisant les idées reçues autour de la féminité, montre qu’elle a encore beaucoup de choses à dire, et le fait, encore une fois, avec pertinence et intelligence, évitant les écueils et les sentiers battus.

Consultez le site de l’Agora de la danse

Cabaret noir

De Mélanie Demers. Avec Stacey Désilier, Paul Chambers, Florence Blain Mbaye, Mélanie Demers, Anglesh Major et Vlad Alexis.

À l’Agora de la danse., Jusqu’au 16 avril.

8/10