Alors que les arts vivants redémarrent partout au Québec vendredi avec un public restreint, distanciation physique oblige, l’effet de rareté fait son œuvre. Lorsqu’il est question de pièces prisées ou de têtes d’affiche, les salles et les billets viennent à manquer.

À la mi-mars, Louis-José Houde a annoncé sur Facebook deux représentations « intimes » au Théâtre du Petit Champlain, à Québec, à la fin du mois. Aussitôt mis en vente, le maigre lot de 160 billets s’est volatilisé. « Zut ! 12 minutes plus tard et plus de place… Le 30 mars, c’est ma fête en plus », s’est désolée une spectatrice. Des dates ont été ajoutées, à Montréal et dans la capitale, mais neuf des dix prochains spectacles de l’humoriste chouchou font déjà salle comble. Situation similaire pour le chanteur Dumas, dont la série de trois concerts qui s’amorce à La Tulipe ce vendredi affiche déjà complet.

Les salles de spectacle, tout comme les théâtres, doivent composer avec des capacités réduites en raison des mesures sanitaires. Ça se bouscule parfois au portillon. Impossible, par exemple, de dénicher des billets pour la pièce Les étés souterrains, où la comédienne Guylaine Tremblay rencontrera la plume de Steve Gagnon sur les planches du Théâtre La Licorne à partir du 30 mars. Les 30 représentations ont trouvé preneurs en moins d’une heure. Il faut dire que les 1500 sièges ont été offerts en priorité aux spectateurs qui ont pâti des annulations du printemps 2020.

« On touche environ 6000 personnes habituellement avec une production », explique Philippe Lambert, directeur artistique et général du Théâtre La Licorne.

PHOTO ANDRÉ PICHETTE, ARCHIVES LA PRESSE

Philippe Lambert

C’est ça qu’on veut transmettre au public. On se doute bien qu’il y a beaucoup de gens qui n’ont pas pu avoir de billets. Dans un sens, ça indique clairement un désir de retourner au théâtre et une confiance du public envers les lieux.

Philippe Lambert, directeur artistique et général du Théâtre La Licorne

Pour respecter la distanciation physique, la capacité de la Grande Licorne est plafonnée à 50 personnes, contre 180 en temps normal. La Petite Licorne accueillera quant à elle 20 spectateurs — au lieu de 100 — pour le spectacle intimiste Gros gars, prise de parole poétique et analogique, de Mathieu Gosselin. Il ne faut pas un doctorat de HEC Montréal pour mesurer l’effet de rareté.

Chez Duceppe, L’amour est un dumpling, signé Mathieu Quesnel et Nathalie Doummar, reçoit aussi beaucoup… d’amour. Les guichets sont fermés ou le seront bientôt pour toutes les représentations en soirée. « On a 750 places et là, on peut vendre beaucoup moins de billets par soir, soit 177, note Amélie Duceppe, directrice générale du théâtre. C’est beaucoup de gestion de service à la clientèle. »

King Dave, qui a été reportée trois fois et qui sera finalement présentée en mai — insérez ici une émoticône de doigts croisés — n’y échappera pas. Seuls quelques billets seront égrainés chaque jour, puisque les clients de la première heure auront un droit de rachat. « C’est déjà presque complet. Il va falloir aller vraiment vite », prévoit Mme Duceppe.

« Des attentes énormes »

Comment le public réagit-il à ces réouvertures en petite pompe ? Deux adjectifs reviennent parmi la dizaine d’intervenants du milieu des arts vivants joints par La Presse : « enthousiaste » et « compréhensif ». Bien sûr, il serait malhonnête de ne pas relever « un peu de frustration ».

« Les gens de la billetterie chez nous ne seraient pas heureux de m’entendre dire ça, mais l’insatisfaction me rassure jusqu’à un certain point », dit David Laferrière, directeur général du Théâtre Gilles-Vigneault à Saint-Jérôme, qui cite en exemple l’engouement autour de la pianiste Alexandra Stréliski, attendue dans la salle des Laurentides le 27 mai.

« Les gens ont envie d’être là ; ils sont déçus, mais ils comprennent », poursuit le président de l’organisme RIDEAU, qui regroupe plus de 350 salles de spectacle au Québec.

PHOTO CHRISTINE MUSCHI, TIRÉE DU SITE DE RIDEAU

David Laferrière

Dans certaines villes, les salles de spectacle sont un carrefour de rencontres incroyable. Ce sont des pôles importants et la reprise crée des attentes énormes.

David Laferrière, président de l’organisme RIDEAU

L’occasion est belle, selon M. Laferrière, pour miser sur des artistes émergents et développer une offre et un public pluridisciplinaires.

Qu’il s’agisse de théâtre, de musique ou d’humour, les lieux de diffusion rivalisent de débrouillardise pour satisfaire le plus grand nombre en dépit des jauges réduites. De nombreux spectacles annoncés avant la pandémie sont scindés en deux, voire en trois représentations, pour asseoir un même nombre de spectateurs. Le couvre-feu de 21 h 30 complique toutefois la présentation d’une deuxième séance plus tard en soirée. Dans une même ville ou une même région, certains spectacles sont déplacés dans une autre salle. Enfin, des diffuseurs continuent de faire croître leur offre et leur clientèle numériques.

Place au « phymérique »

La SPEC du Haut-Richelieu jongle avec toutes les solutions susnommées. Par exemple, tous les concerts prévus au Cabaret-Théâtre du Vieux-Saint-Jean (430 places en temps normal) ont été rapatriés au Théâtre des Deux Rives (220 places avec distanciation). Là-bas, un attirail numérique permet de présenter les spectacles en webdiffusion. Les artistes peuvent donc choisir une diffusion hybride. Brigitte Boisjoli, Mario Tessier, Billy Tellier et Louis-Jean Cormier, entre autres, ont retenu cette formule pour leur concert du printemps.

Une plateforme numérique bonifiée, SPEC.TV, sera par ailleurs lancée dans les prochaines semaines. Les billets pour les webdiffusions intéressent un public complémentaire, explique Isabelle Laramée, directrice des communications de la SPEC. « Ça va donner accès aux arts vivants à ceux et celles qui ne peuvent pas ou ne veulent pas venir en salle pour des raisons X, je pense à des aînés ou à des gens avec des limitations physiques. Ça permet aussi de conserver une offre virtuelle pour nos abonnés. »

Des internautes de l’Ontario, des États-Unis, de la France et même du Japon ont été recensés lors de spectacles en ligne, s’enthousiasme Mme Laramée. Pour ne pas vampiriser le circuit « présentiel », le nombre d’accès à la webdiffusion est limité à la capacité maximale d’accueil du théâtre, soit 850.

Pour moi, le numérique ne cannibalise pas du tout le passage dans nos salles. Au contraire, il y a un effet de levier qui stimule la curiosité, l’envie de découvrir certains artistes, certains projets.

David Laferrière, président de l’organisme RIDEAU

La salle Le Ministère, à Montréal, propose elle aussi aux artistes une double diffusion, sur scène et sur l’internet. Le lancement du deuxième album du groupe Paupière, Sade Sati, se fera ainsi le 21 mai. Le web fait à la fois office de canal de diffusion complémentaire et de canal de refoulement pour les fans, qui seront au maximum 40 sur place.

« Dans le futur, j’aimerais ça être capable de tout capter, ne serait-ce que pour garder des archives », explique Alexandre Frenette, directeur des opérations du Ministère. Des subventions de la SODEC ont permis à la salle de s’équiper en caméras de pointe et de développer son créneau numérique, notamment télévisuel.

L’avenue hybride représente aussi une solution au « goulot d’étranglement » dans les salles du Québec. L’accumulation de spectacles reportés, les représentations dédoublées et l’arrivée de nouveaux projets font subir une pression énorme au réseau de salles.

Duceppe, par exemple, a l’habitude d’offrir 27 représentations de chaque pièce, mais il se limitera à une vingtaine de séances pendant la relance.

PHOTO PATRICK SANFAÇON, ARCHIVES LA PRESSE

Amélie Duceppe, directrice générale de Duceppe

Ce n’est pas parce qu’il n’y a pas de demande du public, mais plutôt parce qu’il y a un entonnoir de productions. Dans notre modèle d’affaires, c’est la première fois qu’on se trouve à gérer un inventaire.

Amélie Duceppe, directrice générale de Duceppe

La webdiffusion de L’amour est un dumpling – et éventuellement celle de King Dave — offre ainsi une voie de contournement aux spectateurs refoulés à la billetterie.

L’Université de Sherbrooke a même dégoté un mot-valise, « phymérique », pour traduire « phygital », une stratégie de mise en vente à la fois physique et numérique.

Avenir lumineux

Il est à noter que, pour l’instant, la viabilité de l’offre physique et numérique des salles de spectacle est uniquement assurée grâce aux aides gouvernementales accordées aux arts vivants pour affronter la pandémie. La réponse du public conforte toutefois les acteurs de l’industrie pour la suite.

« Les gens sont fidèles à leurs artistes et à leurs salles, mais j’avais hâte de connaître leur réaction à la réouverture, dit Isabelle Laramée, de la SPEC du Haut-Richelieu. Ça fait un an qu’on dit que les salles sont des endroits indésirables en temps de pandémie. Je suis vraiment rassurée. C’est un pourcentage minime qui demande un remboursement parce que leur siège, la date ou l’heure a changé. »

Le prochain défi : préparer les saisons et les tournées de l’automne et de l’hiver sans connaître l’état de la pandémie et l’ampleur des restrictions sanitaires. Des théâtres, des salles et des artistes souhaiteront en outre reprendre des productions et des spectacles qui auront été vus par un public restreint… et privilégié.