Le milieu des arts a été secoué par la demande faite jeudi matin par le gouvernement Legault d’annuler les rassemblements de plus de 250 personnes pendant 30 jours. Spectacles annulés ou reportés, saisons amputées, la nouvelle a eu l’effet d’une onde de choc et aura des impacts financiers et organisationnels à long terme.

Les réactions n’ont pas tardé à fuser après l’annonce du gouvernement.

« On va suivre les recommandations en se disant que tout passe », dit Ariane Moffatt, dont les deux spectacles prévus ce week-end à Saguenay et à Alma ont été annulés.

« Il y a certaines personnes réellement vulnérables physiquement, et si on peut agir pour le mieux de tous, on doit oublier nos enjeux personnels », ajoute la chanteuse, qui estime quand même que c’est « tout le milieu qui va en manger une ».

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Ariane Moffatt

« Mes pensées vont aux musicien(ne)s, technicien(ne)s, diffuseurs, staff dans les salles de spectacle, équipe de production et de booking », écrivait aussi sur Facebook le chanteur Émile Bilodeau, qui croit cependant que tous les efforts doivent être déployés pour vaincre le virus.

« Pour moi, c’est un devoir social, un geste collectif, une sage décision pour faire tomber les ratios », dit l’agente d’Ariane Moffatt, Stéphanie Moffatt, qui espère quand même que des mesures seront mises en place pour aider les artistes et leurs équipes à absorber les pertes.

« On a parlé avec la SODEC, avec Musicaction, on sent que leur réponse est affirmative », dit Stéphanie Moffatt, qui préfère relativiser la situation et être optimiste.

C’est triste et malheureux, mais c’est une décision solidaire et responsable qui n’est pas à décrier.

René Richard Cyr

« Au-delà de la santé des gens, ça va donner un gros coup à l’économie du milieu artistique, qui gère plus souvent des déficits que des profits », estime René Richard Cyr, qui signe la mise en scène des Trois sœurs au TNM, pièce annulée jeudi après neuf représentations. Il espère que les représentations qui restaient « ne tomberont pas dans le caniveau ». 

« Je ne voudrais pas que mon bébé ait déjà terminé sa vie, et ce, malgré toutes les contraintes qui viennent avec la planification d’une saison théâtrale. »

Un milieu ébranlé

En fait, c’est un milieu au complet qui a été ébranlé jeudi. « C’est comme le 11-Septembre », dit le producteur Martin Leclerc, qui produit entre autres les spectacles de Nathalie Simard et de Brigitte Boisjoli, ainsi que la toute nouvelle tournée Pour une histoire d’un soir, qui réunit Joe Bocan, Marie Denise Pelletier et Marie Carmen.

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Pour une histoire d’un soir, qui réunit Joe Bocan, Marie Denise Pelletier et Marie Carmen, est l’un des spectacles touchés par les mesures mises en place.

En tout, une trentaine de représentations des Productions Martin Leclerc qui étaient prévues jusqu’au 27 mars seront annulées ou reportées. « Ça implique une centaine de personnes », précise le producteur, qui croit que le choc de la journée de jeudi risque de se répercuter longtemps.

« C’est sûr qu’on va vouloir reporter des dates, mais dans des calendriers qui se bookent un an d’avance, ce sera une gestion considérable et ce ne sera pas toujours possible », dit le producteur, qui rappelle que de nombreuses boîtes sont fragiles et risquent d’être fragilisées encore plus. « Moi, ça va, mais ce n’est pas tout le monde qui roule sur l’or. J’espère qu’il y aura des indemnités. »

La mesure demandée par le gouvernement Legault a un impact dans tout le Québec. Parmi les 170 membres de RIDEAU, association qui regroupe des diffuseurs de spectacles partout dans la province, une centaine de salles ont des jauges de plus de 250 places.

Nous avons fait un C.A. d’urgence jeudi après-midi, et nous avons recommandé à nos membres de suivre la mesure du gouvernement Legault.

David Laferrière, président de RIDEAU et directeur du théâtre Gilles-Vigneault à Saint-Jérôme

David Lafferière a lui-même pris la décision d’annuler ou reporter les spectacles programmés dans son théâtre au cours des deux prochaines semaines, dont ceux des Denis Drolet et d’Émile Bilodeau.

« La plupart de mes collègues ont annulé au moins pour le week-end, mais nous réévaluerons les choses au fur et à mesure. » Certaines salles semblent avoir décidé d’y aller « une petite bouchée à la fois », comme L’Étoile du Quartier DIX30, où on annonce seulement le report de quatre spectacles prévus ce week-end (dont deux d’Alain Choquette). Alors que d’autres, comme la salle André-Mathieu à Laval, ont suspendu toutes leurs activités jusqu’au 12 avril, ce qui touche tant des artistes comme Rachid Badouri et Lise Dion que Les sœurs Boulay et Alex Nevsky.

Pression

« Il y a des diffuseurs qui vont avoir des problèmes de cash flow, c’est certain, dit David Laferrière. La pression va être énorme s’ils doivent rembourser tout le monde, surtout les petites salles. Notre modèle d’affaires est déjà fragile, et avec ce qui s’en vient, c’est inquiétant. »

Le diffuseur observait attentivement la situation depuis lundi. « On se préparait à de la contingence, mais on ne pensait pas que ça irait si vite », avoue David Laferrière.

Les théâtres montréalais aussi ont été pris par surprise, même s’ils observaient la crise de près.

En « état de choc » jeudi après-midi, la directrice du TNM, Lorraine Pintal, a relaté que mercredi soir, elle avait rencontré ses collègues des autres théâtres dans une réunion où la COVID-19 avait pris beaucoup de place dans les conversations. « Personne n’avait rien annulé et nous avons discuté de mesures préventives concertées. » Bref, personne ne voyait venir le bouleversement provoqué par l’annonce de François Legault.

Nous sommes alarmés et inquiets de la suite des choses pour nos artistes et notre public, mais la santé de la population québécoise nous préoccupe tout autant.

Lorraine Pintal

« Le milieu devra se tenir », dit David Laferrière en pensant déjà à la suite. Mais l’impact est déjà douloureux pour certains. Pour la Ligue nationale d’improvisation, par exemple, qui a suspendu sa saison jusqu’à nouvel ordre et qui a annulé sa tournée européenne prévue en mars, c’est la catastrophe.

« Notre volonté est évidemment de faire preuve de responsabilité et de prudence, mais ce faisant, on saute dans un gouffre financier dont on ne voit même pas l’issue », a déclaré dans un communiqué le président du conseil d’administration de la LNI, Pierre Guillot-Hurtubise.

En entrevue au téléphone, le directeur artistique François-Étienne Paré précise que la situation de la LNI est fragile depuis des années, et que cette décision empirera les choses.

« On vit déjà avec un déficit et il va s’agrandir. Déjà que le Conseil des arts avait sonné l’alarme face à notre déficit et disait qu’on devait songer à un plan de redressement. Ma peur est qu’on se fasse couper notre financement. »

D’autres événements culturels restent sur le qui-vive, comme la Foire papier, qui doit se tenir du 24 au 26 avril, et qui attire chaque année plusieurs milliers de personnes. « C’est sûr qu’on est concerné, dit Julie Lacroix, directrice générale de l’AGAC, qui organise Foire Papier. Je vais voir avec le conseil d’administration ce que l’on va faire. Mais ce qui m’inquiète le plus, c’est de savoir si des organismes comme le nôtre auront un filet de sécurité. Beaucoup de dépenses sont déjà engagées. »

Responsable

Pour l’instant, la plupart des acteurs du milieu se serrent les coudes et prennent les décisions qui s’imposent, même si elles font mal. « L’important est qu’il n’y ait pas de foyer d’infection majeur, pour qu’on recommence bientôt à donner de la magie aux gens », dit David Laferrière.

PHOTO MARTIN CHAMBERLAND, ARCHIVES LA PRESSE

Alexandra Stréliski

La pianiste Alexandra Stréliski, qui verra certains de ces spectacles annulés, dont celui prévu au Grand Théâtre de Québec le 25 mars, devait aussi faire une performance en direct lors du gala des Juno dimanche soir. Elle était aussi finaliste dans trois catégories, dont Révélation et Album de l’année.

L’événement, qui devait avoir lieu à Saskatoon, a été annulé jeudi matin. « Mais les prix, les galas, ce n’est pas important si les gens sont heureux et en santé, nous a dit Alexandra Stréliski au téléphone depuis la Saskatchewan, où elle était arrivée depuis mercredi. C’est une décision responsable, surtout quand tous les graphiques indiquent vers quoi on s’en va. Ce n’est pas trop tard et c’est tant mieux. »

Elle salue « le courage et la sagesse » de l’organisation, une grosse machine qui implique beaucoup de gens, pour cette « énorme décision ».

« La seule chose qui est dommage, c’est que j’avais préparé un super numéro avec Dallas [Green, du groupe City and Colours]. C’était vraiment magnifique. J’espère que nous aurons l’occasion de le faire bientôt, surtout que dans les prochaines semaines, on aura plus que jamais besoin de calme et de douceur. »

— Avec Stéphanie Morin

Se faire rembourser… ou pas ?

Comment procéder pour se faire rembourser des billets déjà achetés pour un spectacle annulé ? Chacun a sa politique de remboursement ou d’accommodement pour les détenteurs de billets. Il est donc important de contacter l’émetteur du billet pour savoir quelles sont les compensations prévues. Et elles varient beaucoup. Ainsi, evenko a fait savoir que des informations spécifiques seraient communiquées pour chaque événement. D’ici là, le promoteur invite les détenteurs de billets à les conserver. À l’Agora de la danse, les spectateurs qui ne peuvent se rendre à un spectacle pendant la crise actuelle seront automatiquement remboursés, même si les représentations ont lieu (dans des salles de moins de 250 spectateurs). Ailleurs, des théâtres peuvent offrir des billets pour une autre production à l’automne ou ultérieurement. Par ailleurs, sur les réseaux sociaux jeudi, des gens ont demandé au public d’envisager l’idée de ne pas se faire rembourser ses billets pour un spectacle annulé. Et de considérer ce geste comme un don aux artistes touchés par la crise de la COVID-19… — Luc Boulanger