On pourrait analyser longtemps cet ovni créatif de danse à relais qu’est Danse mutante et débattre de la qualité variable des quatre courtes pièces qui le constituent. Mais on se souviendra avant tout de la performance de ses deux interprètes-marathoniens, Francis Ducharme et Riley Sims, qui s’offrent entiers, corps et âme, aux chorégraphes et à la scène. Accrochez-vous bien.

La prémisse, d’abord, car elle est importante : après avoir créé le duo Cantique, l’an dernier, pour les interprètes Francis Ducharme et Riley Sims, la chorégraphe Mélanie Demers a décidé de l’offrir à trois autres chorégraphes, qui en ont chacune fait une mutation, façon téléphone arabe qui aurait (beaucoup) de grésillement sur la ligne.

Ainsi, Ann Liv Young a pris le relais de Mélanie Demers, à New York. Puis, à Bamako, Kettly Noël a imaginé sa courte pièce d’après le travail de Young. Même procédé pour Ann Van den Broek, aux Pays-Bas, qui a clos le cycle créatif.

Dans ce spectacle-fleuve de près de trois heures (avec entracte), les pièces sont présentées dans l’ordre où elles ont été créées. Les transitions et changements de décor, éclairages, costumes se font au vu et au su des spectateurs, alors que les interprètes ne quittent jamais la scène — d’où la métaphore du marathon.

Identités fragmentées

Énigmatique et charnel, Cantique s’ouvre sur un univers maculé de blanc : slips, bas, chaussures, jusqu’aux gants de dentelle enfilés par les danseurs, alors que des micros pendent du plafond. Enroulés dans des couvertures, Ducharme et Sims se font un maquillage de clown triste, empoignent des canettes de soda qu’ils secouent de manière frénétique, façon branlette.

Perce une litanie de mots scandés, bilingues, s’entonnant toujours de la même façon. « I am genocide, I am cherry on top », scande Sims. « Je suis nature morte, je suis pipi au lit », souffle Ducharme. Soliloques prononcés en superposition ou en alternance, enregistrés par les micros, puis réverbérés dans l’espace ; les mots ainsi enchaînés deviennent chant, prière, psaume.

Les interprètent se meuvent à travers ces fragments d’identité dispersés, ondulent au sol, le corps en tension, le souffle comprimé, alors que les lumières pulsent comme des battements de cœur. Quelque part, ensemble, ils flottent dans les limbes.

Acte de destruction massive

Fin de la première pièce. Les lumières s’allument, les techniciens s’agitent sur scène, les danseurs se changent, enfilent des robes et perruques défraîchies, des slips en dentelle ; on bascule dans le grotesque. Des dizaines de petits lampions multicolores sont installés en cercle, traçant les contours d’une arène qui sent le sacrifice humain.

Dans un éclat de voix, Ann Liv Young déboule subitement des estrades, brouillant les cartes. Que fait-elle là, est-ce prévu ? Carnet et téléphone à la main, la chorégraphe new-yorkaise, connue pour ses actes créatifs ancrés dans la confrontation, dirige de façon chaotique les danseurs qui doivent interpréter des personnages tous plus caricaturaux les uns que les autres, fait fi du public, se chicane avec Mélanie Demers…

PHOTO MATHIEU DOYON, FOURNIE PAR L’AGORA DE LA DANSE

Francis Ducharme et Riley Sims dans la chorégraphie d’Ann Liv Young

Ce n’est plus une mutation, mais un acte de destruction massive auquel s’emploie Young, qui remet en question jusqu’au projet artistique et à l’acte de représentation lui-même. La figure du clown est utilisée pour amorcer une désensibilisation sur les sujets les plus tabous : viol, pédophilie, VIH, racisme, handicaps, nudité (très) frontale, tout y passe. Les rires (jaunes) fusent au même rythme que le malaise s’épaissit ; les interprètes eux-mêmes, poussés dans leurs retranchements, décrochent, semblant à la fois amusés et effrayés, avant de se lancer à nouveau.

Et maintenant ?

L’entracte est bienvenu après ce coup de poing qui laisse plusieurs questions en suspens, dont celle de savoir si Young fait bel et bien partie du spectacle. Un mystère volontairement entretenu par la production.

La tâche n’est pas facile pour les deux autres chorégraphes, qui doivent suivre cet acte pour le moins troublant, et la deuxième partie, malgré ses qualités, souffre de la comparaison.

Habilement, Kettly Noël réussit à détourner les tabous stéréotypés de Young pour les transmuer au cœur de l’Afrique. Renversement des rôles : l’homme blanc y est à la fois dominateur et dominé, victime et bourreau, colonisateur et colonisé, alors que la lenteur des traditions ancestrales se superpose avec violence à la modernité et ses écueils.

PHOTO MATHIEU DOYON, FOURNIE PAR L’AGORA DE LA DANSE

Riley Sims et Francis Ducharme dans la chorégraphie de Kettly Noël

En sprint final, Ann Van den Broek fait éclater pour de bon les fragments de cette identité qui a mué encore et encore. Debout derrière leurs micros, enregistrant leur voix en « loop », les interprètes, trempés de sueur, perdent peu à peu contact avec le réel, alors que leurs chants et cris sont kaléidoscopés à l’infini dans cet espace-purgatoire minimaliste, sombre et froid.

La lassitude finit ici par s’installer. Les interprètes sont fatigués, et nous aussi. La fin s’amène comme une délivrance.

C’est un véritable saut dans le vide que Demers a eu le courage — ou la folie ! – de faire avec Danse mutante. Ce monstre à quatre têtes heurte et dérange, ne provoque pas nécessairement l’adhésion, mais suscite la réflexion, notamment sur la création chorégraphique et sa possibilité de (sur) vivre, amputée de son créateur originel.

On n’en sort pas indemne. Surtout pas les interprètes qui passent par toute la gamme des émotions et états, sautent d’un registre à l’autre, font offrande de leur corps entier et montrent un abandon total face aux désirs et exigences des chorégraphes. Et c’est à eux que nous tirons notre chapeau, bien bas.

★★★½

Danse mutante. De Mélanie Demers, Ann Liv Young, Kettly Noël et Ann Van den Broek. À l’Agora de la danse jusqu’à demain (à guichets fermés).

Consultez la page du spectacle : https://agoradanse.com/evenement/danse-mutante/