Le Mystère Carmen, c'est le mystère de la création, du talent que l'on a et que l'on tente de modeler, de retenir, d'étouffer en le conformant aux conventions. C'est Éric-Emmanuel Schmitt et Marie-Josée Lord qui montent sur la scène du TNM pour montrer l'importance de vivre sa vie, la sienne, et pas celle des autres.

Il est long, le chemin qui mène de l'idée à l'oeuvre, de l'étincelle de départ à l'éclair final. «Ce que le public voit, c'est la belle robe, la belle coiffure, les beaux cheveux. C'est le beau roman, les beaux mots, les belles phrases. Mais il ne voit pas tous les doutes, les remises en question, le travail fait à l'ombre des regards, remarque Marie-Josée Lord. Le vécu que l'artiste présente est emballé comme un cadeau. Mais ce vécu, il a des montagnes, des vallées, des crevasses.»

C'est un tel vécu, celui de Georges Bizet, marqué par les déceptions, les désillusions et les désenchantements, que raconte Éric-Emmanuel Schmitt et que chante Marie-Josée Lord dans Le Mystère Carmen.

Nous sommes en mars 1875, et Georges Bizet présente Carmen à l'Opéra Comique de Paris, qui est qualifié de flop monumental.

En s'attaquant à ce monument de la composition, le prolifique écrivain et dramaturge franco-belge souhaitait démontrer qu'un créateur n'est jamais l'auteur de son succès. «C'est le public qui l'est. » Et c'est aussi ce même public qui offre, par son appréciation, ce qu'il y a de plus beau. « C'est lui qui fait le choix d'investir pour voir, pour lire, pour écouter une oeuvre, souligne la soprano québécoise. C'est lui qui nous dit : ce que vous faites me fait du bien.»

À ce sujet, le dramaturge renchérit: «Les premières fois où l'on m'a dit: "vos livres me font du bien", jeune con que j'étais, j'ai pensé: "ah non, dites-moi que c'est bien, pas que ça fait du bien!" Puis, je me suis rendu compte que non. La plus belle réaction, ce n'est pas bravo. La plus belle réaction, c'est merci. Merci de m'avoir apporté une émotion que je n'aurais pas eue sans vous. Merci de m'avoir fait faire un voyage intérieur, sentimental.»

Avec Le Mystère Carmen, c'est le voyage de la vie de Bizet, qui, «après avoir essayé de faire comme les autres, après avoir été arriviste, carriériste», compose enfin l'opéra qu'il a envie de faire. Compose enfin «le chef-d'oeuvre absolu».

Éric-Emmanuel Schmitt explore ainsi les concessions que l'on fait. «Par lâcheté, par impatience.» Mais des concessions, même pour d'autres raisons, faut-il réellement en faire? Long silence réflexif. «Moi, je crois que non, répond-il. Quand j'en ai fait, je les ai regrettées. Vraiment.»

Plutôt que de se conformer, l'auteur du riche Cycle de l'invisible préfère se mettre en danger. «J'aime avoir peur. J'aime que la vie soit une aventure. J'ai horreur de la répétition. Mais pas des répétitions!»

Dans la répétition qui suit l'entrevue, d'ailleurs, on observe un quatuor à la chimie palpable, dirigé par Lorraine Pintal. Le pianiste Dominic Boulianne et le ténor Jean-Michel Richer s'illustrent aux côtés de Marie-Josée Lord et de l'auteur-narrateur qui raconte Bizet, devenu «l'esclave des éditeurs parisiens». Bizet qui, «hélas, semble abonné à l'échec». Bizet qui «n'arrive pas à aller à la rencontre de soi».

Car c'est de cette rencontre essentielle que parle aussi la pièce. De ce succès qui ne vient pas forcément avec la célébrité, la popularité. Qui n'est pas que matériel, mais bien personnel. Qui se traduit par l'importance de «connaître son propre bonheur, pas celui des autres. De trouver sa place dans l'univers. D'apporter sa contribution qui résonne juste».

Ce qui résonne également ici, c'est la voix de Marie-Josée Lord dans le rôle de Célestine Galli-Marié. La cantatrice qui a joué Carmen à sa création. Sur son premier album éponyme paru en 2010, la soprano chantait d'ailleurs déjà L'amour est un oiseau rebelle. Une pièce qu'elle interprète à sa façon: «Quand Carmen dit ça, ce qu'elle dit, c'est: tu me prends comme je suis. Et si tu ne me prends pas, eh bien, tant pis pour toi! Il y aura quelqu'un d'autre.»

Pour l'artiste, ce personnage mythique représente d'ailleurs «la femme avant-gardiste». «Celle qui assume son destin. Celle qui monte aux barricades pour réclamer ses droits. Celle qui dit tout haut ce que tout le monde pense tout bas. Celle qui s'en prend plein la gueule.»

Et Marie-Josée d'ajouter en riant: «Je ne pense pas qu'elle a besoin d'un psy. C'est elle qui nous pousse à y aller, parce qu'elle nous révèle tellement de choses.»

Éric-Emmanuel Schmitt révèle alors, lui, que depuis près de 30 ans, il est aux prises avec le problème inverse de Bizet: «Je n'ai pas connu beaucoup d'insuccès.»

«Oh! Le pauvre!», s'esclaffe sa complice.

L'écrivain répond savoir que «la vie n'est pas juste». Qu'il a été très gâté. «Souvent, on en parle avec mon amie depuis 30 ans. Peut-être que vous la connaissez? Amélie Nothomb?» Oui, la romancière belge qui a aussi le même «problème», à savoir la reconnaissance et le succès. «Voilà! Et les gens nous disent souvent: c'est bien, vous n'êtes pas aigris. Mais nous n'avons aucun mérite à ne pas l'être! Ce serait quand même scandaleux si nous l'étions.»

Le Mystère Carmen, au TNM, du 26 février au 16 mars. Puis en tournée au Québec.