Depuis 50 ans, la Belle Province en a vu de toutes les couleurs - tantôt éclatantes, parfois très sombres. Qu'on repense à la Révolution tranquille, à la crise d'Octobre, au printemps érable... Tant de faits marquants de notre histoire que l'on porte tous et toutes, consciemment ou pas. ColoniséEs, c'est l'interprétation de ce rapport à travers les combats et la résilience. D'hier à aujourd'hui.

En s'inspirant du couple Pauline Julien et Gérald Godin, la nouvelle pièce d'Annick Lefebvre scrute l'histoire du Québec moderne. Peu avant la première de ColoniséEs, ce soir au Théâtre d'Aujourd'hui, La Presse a rencontré l'autrice - Annick Lefebvre préfère la forme autrice qui, quoique moins usitée qu'auteure, est aussi parfaitement correcte - et son metteur en scène, René Richard Cyr.

« Vivre en ce pays, c'est comme vivre entre le confort et l'insoumission », aurait pu écrire Pierre Calvé dans sa célèbre chanson. « Colonisé, indécis et rêveur », le peuple québécois est aussi acharné et entêté à écrire et réécrire son histoire. Pour ne pas disparaître.

C'est du moins le point de vue d'Annick Lefebvre avec sa pièce ColoniséEs, présentée dans le cadre de la saison du 50e du Centre du Théâtre d'Aujourd'hui.

La femme de théâtre connaît la valeur des mots et l'importance de la mémoire. L'autrice de J'accuse a trempé sa plume dans notre histoire récente. De la Révolution tranquille et des attentats du FLQ aux manifestations du printemps érable, de l'émeute de la Saint-Jean (le 24 juin 1968) au suicide d'André Fortin (le 8 mai 2000) en passant par la crise d'Octobre et les référendums sur la souveraineté, tout y passe. Ou presque.

Toutefois, si ColoniséEs évoque d'amères défaites et des rendez-vous manqués, le texte n'est pas pamphlétaire ni moralisateur. 

« Ce qui me décourage du Québec, c'est son défaitisme, son incapacité de se célébrer comme peuple, dit Annick Lefebvre. Comme si les combats anciens débouchaient inévitablement vers la morosité et la nostalgie... »

Célébrer nos défaites

Bien sûr, la politique québécoise a connu ses passages à vide. Bien sûr, les souverainistes ont subi deux défaites historiques. Et les carrés rouges n'ont pas récolté les fruits du printemps érable. Et alors, dit Annick Lefebvre, qui scrute le revers de la médaille : « Comme peuple, chaque fois, on encaisse et on poursuit le chemin. Les Québécois refusent de baisser les bras », dit l'artiste élevée dans une famille « très fédéraliste ».

« Jeune, ma mère a été touchée par la trudeaumanie. Elle avait des posters de Pierre Elliott Trudeau sur les murs de sa chambre. »

« J'aime bien parler de "célébrations", intervient René Richard Cyr. Malgré les échecs et les claques dans la face, depuis 50 ans, le Québec a toujours le désir de se relever et l'envie de continuer. Ça explique le choix de Pauline [Julien] et Gérald [Godin] comme fil rouge dans la pièce. ColoniséEs salue la ferveur - militante, citoyenne, artistique - du couple mythique. Que ce soit à travers leur grand amour, leurs rêves ou leurs combats. »

Aux yeux du metteur en scène qui vient d'avoir 60 ans, il y a une « fièvre joyeuse et souterraine » dans le parcours de Julien et de Godin qui est une métaphore du Québec. « Nommez-la, cette fièvre, souveraineté, liberté, poésie ou indignation, peu importe, hier comme aujourd'hui, elle est toujours en nous, dit Cyr. Elle ne meurt jamais. Si, en 2019, l'indépendance ne fait plus vibrer comme avant, la ferveur québécoise a été transposée ailleurs. On vibre à d'autres causes plus larges, planétaires, environnementales... »

Lecture ouverte

Pour sa pièce, Lefebvre a fait sa recherche et épluché des tonnes d'archives sur son sujet. Mais ColoniséEs n'est pas un cours magistral d'histoire ni du théâtre à thèse ou documentaire. Sa pièce est ouverte et chaque spectateur entrera par « une porte différente, selon sa génération et ses convictions », estiment ses créateurs.

Le couple Godin et Julien est joué par trois actrices et trois acteurs différents. Les personnages sont télescopés dans l'espace-temps. Dans la distribution, on trouve des comédiens connus - Benoît McGinnis, Macha Limonchik - ainsi que des jeunes interprètes de 25 ans fraîchement diplômés en jeu.

La pièce passe du personnel au collectif, en suivant le quotidien d'une jeune serveuse qui travaille dans un bar de l'avenue du Mont-Royal. Ce personnage qui incarne « essentiellement » le Québec de 2019. « Pour moi, l'intime et le social sont indissociables. Et le théâtre est l'art idéal pour juxtaposer les deux choses dans un lieu », estime Lefebvre.

Lorsqu'on fait remarquer que la colère et la révolte, qui dégoulinaient dans ses précédents opus, s'expriment avec plus de douceur dans ColoniséEs, Lefevbre acquiesce : « Ça sort de moi, ces émotions-là, dit-elle. Quelque part, le théâtre de création exige une révolte, un refus du statu quo. Mais c'est épuisant de toujours avoir une posture de rebelle. »

Un souhait pour le Québec ?

En terminant, on demande aux créateurs leur souhait pour le Québec des 50 prochaines années : « De l'éducation, de l'éducation, de l'éducation, répond Cyr. C'est le "sauveur" qui peut aider tous les autres domaines : santé, économie, environnement, culture... »

« Je compléterais en disant : éducation et insoumission, rétorque Lefebvre. Selon moi, l'insoumission va de pair avec l'éducation. Il faut être éduqué pour pouvoir se tenir debout. »

Chez Annick Lefevbre, la révolte n'est jamais bien loin.

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Zoom sur Annick Lefebvre

À 38 ans, la diplômée en critique et dramaturgie de l'UQAM (promotion 2004) vit enfin de sa plume. Son agenda d'écriture est rempli jusqu'en 2022. Depuis Ce samedi il pleuvait (mise en scène par Marc Beaupré au Théâtre Aux Écuries, en 2013), l'autrice est très demandée auprès des directions artistiques d'ici et d'ailleurs. Sa pièce J'accuse, créée par Sylvain Bélanger au Centre du Théâtre d'Aujourd'hui en 2015, a été lauréate du Prix auteur dramatique BMO, finaliste au prix Michel-Tremblay du CEAD et au Prix littéraire du Gouverneur général. J'accuse a aussi été présentée dans une mouture belge à Bruxelles. Les barbelés, sous la direction d'Alexia Bürger, a été créée au Théâtre La Colline (Paris) en 2017, puis reprise au Quat'Sous l'an dernier.

Après ColoniséEs, Annick Lefebvre cosignera en mars l'adaptation d'Antigone avec Pascale Renaud-Hébert et Rébecca Déraspe. L'oeuvre sera mise en scène par Olivier Arteau au Trident. Qui plus est, elle travaille à l'adaptation de J'accuse pour la compagnie Tabula-Rasa, à Toulouse, en France. Elle concocte un autre projet en collaboration avec La Colline à Paris et des organismes québécois.

ColoniséEs d'Annick Lefebvre. Au Théâtre d'Aujourd'hui, jusqu'au 16 février.