Raymond Cloutier monte Oleanna de David Mamet à la salle Alec et Gérard Pelletier de Sutton, à compter du 6 juillet. Un huis clos explosif mettant en scène un professeur paternaliste (Cloutier) et son étudiante militante (Gwendoline Côté), qui l'accuse de harcèlement psychologique et sexuel. Discussion sur l'époque avec un artiste «un peu baveux» de 74 ans.

Vous dites que c'est une pièce prémonitoire...

C'est évident que Mamet, lorsqu'il l'a écrite à la suite de l'enquête sur le juge Clarence Thomas [en 1992], a voulu, je pense, exprimer le fait que le monde n'est pas parfait. La société idéale, idyllique, n'existe pas. On ne peut pas punir parce que ce n'est pas parfaitement lisse, sans aucune bibitte. Il se passe ce phénomène, à l'extrême, partout. Ça m'a interpellé beaucoup. Je suis toujours plus intéressé par l'aspect social du théâtre qu'autre chose. Ça tombait pile-poil.

Oleanna, évidemment, dans le contexte actuel, ce n'est pas un hasard. Surtout après l'affaire Sicotte...

C'est sûr que non. Ce qui est arrivé au Conservatoire [d'art dramatique de Montréal, qui a congédié Gilbert Sicotte] m'a beaucoup incité à me demander si toutes les situations sont semblables et méritent des sanctions incroyables. Est-ce qu'il ne faut pas les regarder une à une? Woody Allen a été défendu par son fils ces derniers jours, mais on l'a quand même conspué. Certains se sont demandé s'ils regarderaient ses films de nouveau. Je trouve ça fort. Il faut faire attention. On ne sait pas. Il faudrait peut-être aller au bout des enquêtes avant de condamner.

On ne fait plus beaucoup la part entre l'art et l'artiste. On fait de moins en moins cette distinction. Je comprends que c'est difficile de mettre de côté son jugement moral sur un artiste. On ne peut être imperméable à ce genre d'accusations, mais on condamne rapidement l'oeuvre avec l'artiste...

On demande la pureté à des humains, particulièrement des hommes. Ça concerne peu les artistes femmes pour l'instant. Mais si on remonte jusqu'à François Villon, Sade, Lautréamont et d'autres dont on ne connaît pas les «squelettes dans le placard», je trouve qu'il y a une dérive. C'est évident que lorsqu'on est dans le monde criminel, les sanctions s'imposent. Mais pour le reste, il y a toutes sortes d'autres approches.

Si Woody Allen est coupable, est-ce qu'on devrait interdire son oeuvre pour autant?

Toutes les enquêtes menées jusqu'à présent ont conclu qu'il ne l'était pas. Pour des raisons historiques, on a tendance à plus croire les femmes que les hommes, évidemment. Néanmoins, dans certains cas... Je trouve ça dur.

Vous ne trouvez pas que le retour du balancier est nécessaire? On dit qu'on croit les victimes d'emblée, mais, en réalité, plusieurs ne sont pas crues. Pendant des années, les victimes ne se sont pas senties entendues. On accorde aujourd'hui un peu plus d'importance à leur parole...

C'est sûr. Tu ne peux pas dénoncer si tu n'as pas une réelle raison de le faire. Il faut croire les victimes à la face même. Mais à partir de là, toutes les situations ne sont pas les mêmes. Elles ne sont pas d'égale valeur ou méchanceté. On ne sait pas ce qui est arrivé au Conservatoire. On ne sait pas qui a fait l'enquête, on ne sait pas les conclusions, on ne sait pas les faits. Tout ce que l'on sait, c'est la sentence. Dans quelle société on vit? C'est dangereux. Ça me fait peur. Il faut que les institutions soient fortes et aient l'audace de mettre les faits sur la table et de prendre tous les moyens pour que les médiations se fassent. Il y a des conciliations qui sont possibles parfois, quand c'est en dehors du criminel.

Dans l'affaire Sicotte, puisqu'on en parle, le timing n'était pas idéal. L'histoire est sortie au même moment que d'autres affaires, à caractère sexuel, qui avaient une autre portée. Le traitement n'était pas idéal. Qu'il ait sacré ou pas, on s'en sacre. Mais je trouve que cette enquête était d'intérêt public. S'il y a une vingtaine de témoins ou de victimes d'une forme de harcèlement psychologique dans une institution comme le Conservatoire, ce n'est pas rien. Ceux qui ont banalisé cette histoire sont passés à côté de quelque chose. Il y a eu une évolution des moeurs. On n'enseigne plus de la même manière qu'on le faisait il y a 25 ans, à l'époque où Mamet a écrit sa pièce...

J'ai été à la direction du Conservatoire pendant 12 ans, dans ces années-là, et jamais je n'ai entendu parler de ça. J'ai su, souvent, que des étudiants trouvaient ça dur, qu'ils le trouvaient «rough» ou exigeant, mais je connais beaucoup d'élèves qui n'ont jamais été témoins de ça dans leurs classes. Ceux qui en ont souffert, je les crois. C'est de ça que traite Oleanna: de la perception. Toi, ça te fait mal. L'autre ne le sait pas. Ça fait mal quand même. Au bout du compte, il faut qu'il y ait une rencontre et que les choses se disent. Quand on reçoit des coups, on n'a pas de sérénité, mais surtout de la colère. Ce ne sont pas des trucs de nature précise. C'est très subtil. Surtout que nous, notre génération, qui avons reçu une formation d'acteur dans les années 60...

C'était à la dure?

Ben oui. Toutes les filles sortaient des cours en pleurant tous les jours. Nous, les gars, on était abattus. On allait prendre un coup parce qu'on n'en revenait plus. Mais on revenait le lendemain. Probablement que sans s'en apercevoir, c'est possible que certains aient intégré ça comme étant la pédagogie à suivre. Moi, ce n'est pas ma manière d'enseigner. Au contraire. Mais j'aime qu'on soit exigeant avec moi. Pas besoin de me flatter dans le sens du poil.

Ceux qui disent que c'est comme ça qu'il faut préparer les acteurs au métier, qui est dur...

Non. Je ne crois pas à ça. Ce n'est pas un «boot camp». Ce n'est pas l'armée. L'autre chose qu'on ne sait pas, et qui est difficile à percevoir, c'est l'état de fragilité de l'élève. Il y a des choses qu'on ne sait pas dans la vie privée qui ne paraissent pas. Les gens, en général, cachent leurs blessures et leurs failles pour des questions d'orgueil. Surtout les acteurs et les actrices. Parfois, une flèche peut atteindre cette blessure. Mais celui qui la lance ne le sait pas. Celle qu'il a lancée à côté n'a rien fait. Oleanna parle de ça.

Je devine que vous trouvez que le débat a manqué de nuance et qu'on a été trop vite à déclarer des coupables...

On n'en a pas parlé beaucoup, en fait. Il y a eu des dénonciations, et il y a des gens qui vont en subir les conséquences avec raison, mais il n'y a pas eu de débat où on a pu ventiler tout ça. J'ai peur des dérives, parce que ça peut aller loin. Le fils de Woody Allen contredit sa soeur sur où elle se trouvait, où les choses étaient au grenier. Qui dit vrai sur quoi ? En ce moment, tout passe dans le même panier.

C'est une question de rectitude politique liée à l'époque, à votre avis? Ça vous inquiète?

Oui. C'est difficile. Je me retrouve souvent dans cette position-là, à ne pas être dans la parade. Tout le monde dit telle affaire, il faut être contre telle personne. J'ai toujours le réflexe d'aller sur le trottoir et de dire le contraire. Je suis un peu baveux. Je ne suis pas grégaire. Je suis assez misanthrope. Assez peu sociable. C'est ce qui m'a rendu un peu la tâche difficile comme artiste. C'est facile d'être cynique et d'être contre tout. Et d'aller chercher son chèque de paye ensuite.

D'un autre côté, il ne faut plus accepter des choses que l'on a intégrées ou acceptées trop longtemps. On vit quand même dans une société patriarcale, où les femmes n'ont pas la place qui leur revient. Ce sont les hommes qui dirigent et qui ont le pouvoir.

Absolument! C'est sûr. On a accompagné les femmes depuis les années 60. Je pense que j'étais féministe à 12 ans. J'ai toujours fait attention et encouragé les femmes.

De monter une pièce comme Oleanna, à ce moment-ci, c'est aussi une façon de lancer un pavé dans la mare. Vous parliez de votre côté baveux. S'il y a une controverse, vous allez l'assumer...

Oui, mais si on regarde l'histoire du Grand Cirque ordinaire [qu'il a cofondé et où il a connu Gilbert Sicotte], qui aura 50 ans l'an prochain, c'était un peu la même chose. C'est un théâtre que j'ai toujours encouragé, où l'on est en phase avec la société. Ce n'est pas nouveau. Ça date des Grecs! Mon appui est chez Sophocle. On racontait à la Cité les événements qui venaient de se passer, en incluant de la fiction, pour que la Cité puisse se faire une tête. C'est un peu le même mouvement, avec Oleanna. C'est sûr que c'est un peu baveux, mais, en même temps, je pense que c'est ce que le théâtre doit faire aussi. C'est le temps de monter Les sorcières de Salem. Que l'on sorte de l'anecdote des dénonciations et que l'on en vienne aux grandes discussions. Il faut se réjouir que ça sorte, mais il ne faut pas s'empêcher d'en parler!

De crainte d'être rangé du mauvais côté de l'histoire ou de passer pour quelqu'un qui ne reconnaît pas le problème?

C'est ça. Comme j'ai souvent été rangé du mauvais côté de l'histoire, ça ne me dérange pas! [rires]