Emmanuel Schwartz retrouve Denis Marleau pour Le tigre bleu de l'Euphrate, une pièce du Français Laurent Gaudé. Dans ce solo exigeant, il joue Alexandre le Grand.

Cette année, il était Achille dans L'Iliade, adaptée par Marc Beaupré. Il était le Tartuffe de Denis Marleau en 2016, rôle qui lui a valu un Prix de la critique. Achille et Tartuffe ne sont pas toujours à l'avant-scène, même si leur présence est tangible, mais là, Emmanuel Schwartz est fin seul dans la peau d'un mourant ou, comme il le dit, «une présence surhumaine dans la faiblesse d'un gisant».

Ce n'est pas le premier solo de ce comédien accompli. Il doit cependant devenir ce héros qui lance, dès le début, «oui, je meurs».

«Ce serait passer à côté de la pièce que de ne pas être dans la fragilité d'Alexandre. Ce n'est pas n'importe quel homme. Dans sa fragilité apparaissent sa force, son courage, son ambition, son intelligence. Comment est-ce qu'un corps gisant raconte une bataille épique? Parfois, durant la même bataille, il est terrorisé, illuminé, vainqueur et dans une douleur absolue. C'est ce qui le rend fascinant.»

La grande faucheuse

Dans cette pièce, Alexandre est aussi grand parce qu'il fait venir la mort auprès de lui, lui demande si elle a peur de lui et s'aperçoit que la Faucheuse ne veut qu'entendre sa captivante histoire.

«Cette capacité de vivre dans deux mondes à la fois le définit aussi. C'est un conquérant qui est humble. À Babylone, il tombe en adoration devant un peuple qu'il vient de vaincre», décrit le comédien.

Pas de danse-théâtre performative ni de souffle épique ici. Un lit, des vidéos de Stéphanie Jasmin et un acteur guidé à chaque souffle par un metteur en scène.

«Sans répéter ce que j'ai vécu avec Denis [Marleau] sur Tartuffe, sa connaissance et sa maîtrise de ces littératures sont immenses. On est dans un travail en profondeur. J'ai l'impression de déplier la pensée de Denis. Je suis en contact avec ce qui le passionne au théâtre. Il réussit à m'amener dans des zones que je crois n'avoir jamais visitées.»

«Densité de présence et de pensée»

Emmanuel Schwartz doit donc, peut-être plus que jamais, naviguer sur des mers intérieures inconnues.

«J'ai tendance à être un acteur qui déploie. C'est comme une vieille leçon de théâtre que je ne peux pas désapprendre: parler fort et t'assurer que tout le monde te regarde. Là, on est dans une autre logique. Il n'y a personne d'autre à regarder.»

Dans ce face-à-face avec un mourant, l'acteur doit transmettre au spectateur la vibration d'un corps.

«On travaille la pensée du texte, de l'auteur, les volontés cachées de l'un et de l'autre. À chaque couche qu'on enlève, on découvre de la pierre précieuse. Ça peut être impressionnant, paniquant. Le réflexe de l'acteur, c'est de se dire qu'il faut être intéressant, mais il faut plonger dans la densité de présence et de pensée qui fait que le moindre geste prend un sens.»

Blessure à vif

Dans L'Iliade, en Achille, Emmanuel Schwartz faisait partie d'un choeur, partageait l'énergie de groupe. Cette fois, le comédien est un homme avec, comme seules armes, sa faim et sa détermination.

«Il n'y a aucun endroit dans le texte où on entrevoit une faiblesse chez lui, mais Denis a une manière de voir la théâtralité dans le texte. La langue fleurie de Gaudé peut nous tromper sur l'état du personnage. On est dans l'archéologie d'un état. Le récit émerge de lui, se déverse. Ce n'est pas le récit qui tire Alexandre vers le spectateur, mais son état qui est la matière cachée du texte.»

Même si la pièce parle des victoires du guerrier, c'est aussi l'histoire d'un échec, d'Alexandre et de son double.

«À la fin de la bataille, les vaincus se trouvent des deux côtés. Alexandre a perdu tellement d'hommes. Tous ces morts sont les siens. À chaque victoire, Alexandre est fendu en deux. C'est là que se trouve son humanité. Le pouvoir d'Alexandre peut être comparé à celui d'un acteur sur scène, face au public. Pour moi, c'est l'aspect le plus bouleversant de la pièce. Ça, c'est intemporel. Devant nous, un être demande silence pour réfléchir.»

Et mourir avec sa faim inextinguible.

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Au Quat'Sous, du 17 avril au 26 mai.