Sans se consulter, Lorraine Pintal et Serge Denoncourt ont senti tous deux le besoin de faire entendre la parole d'Arthur Miller sur les planches cet automne. Et le public en redemande! Tandis que Vu du pont prendra l'affiche au TNM le 14 novembre, Mort d'un commis voyageur pourrait devenir le plus gros succès de l'histoire du Rideau Vert, avec 20 000 billets déjà vendus. Rencontre avec deux metteurs en scène qui désirent changer l'état du monde.

Arthur Miller croyait qu'avec de la chance, l'écrivain peut changer le monde. Êtes-vous d'accord avec lui?

Lorraine Pintal: Oui, totalement. Je ne ferais pas ce métier si je n'avais pas l'intime conviction que l'art peut changer le monde...

Serge Denoncourt: Moi aussi. Mais ce n'est pas Serge Denoncourt qui peut faire ça tout seul. Je le fais avec les mots d'Arthur Miller, avec des acteurs comme Marc Messier, Louise Turcot, Éric Bruneau... Et avec le public dans la salle. D'ailleurs, je le constate tous les soirs.

Que voulez-vous dire?

Serge Denoncourt: Arthur Miller est un auteur social. Dans le sens d'un théâtre qui parle directement aux citoyens. Les gens sortent du Rideau Vert complètement chamboulés, bouleversés, émus.

Lorraine Pintal: Je crois que c'est parce que ses pièces abordent le grand questionnement métaphysique de l'Homme (avec un grand H). Ce moment où l'on regarde vers le haut, au-dessus de nos têtes, pour interroger la condition humaine. Pourquoi le mal, l'injustice, la corruption, la mort, etc.? Or, les réponses ne viennent pas du Ciel, elles sont en nous.

Les désirs de Willy Loman (Mort d'un commis voyageur) et d'Eddie Carbone (Vu du pont) sont irréalisables. Ces deux hommes rêvent d'une inaccessible étoile. Sont-ils condamnés d'avance?

Serge Denoncourt: Willy Loman, Eddie Carbone (tout comme John Proctor dans Les sorcières de Salem) sont tous des antihéros, des personnages à la fois complexes et perdants...

Lorraine Pintal: Je dirais plutôt fragmentés que perdants. Lorsqu'on essaie de saisir un aspect du personnage, il nous échappe.

À travers les destins tragiques d'un commis voyageur et d'un débardeur fils d'immigrants italiens, Arthur Miller nous montre qu'il est préférable de choisir ses rêves, au lieu de se faire imposer le rêve d'un autre. Selon vous, son théâtre expose-t-il la mauvaise conscience de l'Amérique?

Serge Denoncourt: En effet, les pièces de Miller expriment cela et mettent le spectateur toujours face à la même douleur: l'humiliation de la classe ouvrière, la dégringolade sociale, la faille dans le système. Il met en scène de braves gens incompris de tous, et qui réalisent qu'ils valent plus cher morts que vivants!

Lorraine Pintal: Arthur Miller a toujours été critique par rapport aux États-Unis, aux politiques de Washington, aux méfaits du capitalisme débridé. Pour lui, le rêve américain restera toujours une utopie.

Serge Denoncourt: Willy Loman dit à ses enfants qu'ils n'ont pas besoin d'étudier, de travailler ou de faire des efforts pour réussir dans la vie. À ses yeux, ce qui importe pour réussir, c'est ta personnalité, la manière dont tu te présentes devant les gens.

Malgré ses fortes convictions politiques, sa conscience sociale, Arthur Miller disait écrire non pas avec des idées... mais avec des personnages.

Lorraine Pintal: Et il a créé de très beaux personnages. C'est un auteur pour des acteurs. Ses pièces offrent des rôles en or aux interprètes. Attendez de voir Maude Guérin et François Papineau chausser ses pointures!

Serge Denoncourt: Je crois que les auteurs de théâtre contemporain sont tous redevables à Miller. Il a donné ses lettres de noblesse au réalisme (qui n'en est pas un). Il a écrit de grandes tragédies avec des mots simples du quotidien. Un théâtre moderne qui utilise des procédés de la tragédie grecque. 

Son théâtre aborde des sujets comme le rejet de l'étranger, la peur de l'autre, l'immigration illégale, l'opposition entre vouloir ériger un mur et construire des ponts. On n'est plus dans le symbolique : c'est carrément dans l'actualité...

Serge Denoncourt: Miller a prédit ce qui se passe aujourd'hui avec l'Amérique de Trump. Les sorcières de Salem, ce sont des fake news. Un mensonge répété mille fois qui devient une vérité. Plus d'un demi-siècle avant l'arrivée des fake news dans les médias sociaux, cet auteur annonce notre ère de post-vérité. Si Miller était toujours vivant, il ne serait nullement surpris de la catastrophe à la Maison-Blanche!

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Vu du pont, au TNM du 14 novembre au 9 décembre.

Mort d'un commis voyageur, au Rideau Vert jusqu'au 11 novembre, en tournée l'hiver prochain dans plusieurs villes au Québec, en reprise à Montréal à la salle Pierre-Mercure, du 6 au 11 février 2018.