La Comédie-Française sera au TNM, dès le 25 juillet, pour présenter Lucrèce Borgia de Victor Hugo, mise en scène par Denis Podalydès, avec Elsa Lepoivre dans le rôle-titre. De la grande visite: la troupe est venue jouer seulement trois fois au Québec depuis 1984. Portrait d'une compagnie unique au monde et entrevue avec le sociétaire Denys Podalydès.

Le paradoxe du Français

C'est une compagnie aussi ancienne que prestigieuse, dont le statut est très envié en France et ailleurs. Un théâtre qui fait travailler à l'année plus de 450 personnes, dont une soixantaine d'acteurs permanents. Une troupe privilégiée tant sur le plan de l'aide publique que des conditions de travail (les acteurs sont aussi actionnaires et partagent les profits en plus de leur salaire). 

Avec le prestige viennent les critiques. Comme en témoigne la comédienne et doyenne de la troupe, Catherine Hiegel: «On dit que nous sommes des nantis. On nous reproche de gagner beaucoup d'argent. Pourtant, en deux jours de tournage pour un film au cinéma, je touche un mois de salaire au [Théâtre] Français.»

Le Théâtre Français, la Maison de Molière, la Comédie-Française... Voilà autant d'expressions pour nommer cette troupe historique, presque du même âge que Montréal (337 ans). Encore aujourd'hui, elle demeure la plus prestigieuse en France ; un pays où l'État soutient pas moins de 5 théâtres nationaux, 35 centres dramatiques nationaux et 71 scènes nationales! 

«La Comédie-Française porte en elle cette utopie magnifique qui consiste à lire le présent à l'aune du passé», explique Éric Ruf, administrateur général de la Comédie-Française .

«Elle résiste à toute définition, ses missions étant trop vastes et la curiosité de ses artisans trop insatiable pour être réduite à un sens plutôt qu'à un autre», précise-t-il. 

Tel un château fort, le Théâtre Français résiste donc aux modes et au temps. Il a traversé les siècles, les régimes, les empires et les révolutions; les guerres, les crises et les républiques. Fondée en 1680 par Louis XIV, afin de fusionner l'ex-troupe de Molière, mort sept ans plus tôt, à celle concurrente et opposée dans le style de l'Hôtel de Bourgogne, la Comédie-Française est un «magnifique paradoxe sur le théâtre», selon Olivier Giel, délégué général des productions extérieures.

«Sa force, dit celui qui travaille pour la Maison depuis près de 40 ans, c'est qu'elle se nourrit de ses antagonismes depuis sa naissance», de la fusion de deux compagnies au style de jeu aux antipodes, afin de sauvegarder l'héritage de Molière. 

«La force de la Comédie-Française, c'est aussi qu'elle a su garder l'esprit de coopérative déjà là à l'époque de la troupe de Molière», ajoute Olivier Giel, qui se dit très heureux de pouvoir participer avec Lucrèce Borgia aux célébrations du 375e anniversaire de Montréal. «Mais je cherche encore la réponse à savoir comment la Comédie-Française a pu survivre et rayonner depuis tout ce temps.»

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Au TNM, du 25 juillet au 5 août.

Denys Podalydès: dans les mots d'Hugo 

Lucrèce Borgia est une femme corrompue, incestueuse et monstrueuse, mais elle est aussi une mère aimante et une protectrice des arts. Comment représenter ce personnage antagoniste? 

Pour Hugo, Lucrèce est un monstre moral dans lequel existe une âme pure et noble: celle d'une mère aimante, soit, pour Hugo, l'amour le plus sublime qui soit. Dans l'imaginaire collectif, Lucrèce peut être le modèle de toute femme que la société met au ban, déclare indigne et infâme, et dont se révèle l'humanité, la grâce, au moment même où on la juge. «Une goutte de lait peut teinter un océan de noirceur», dit Hugo dans la préface de la pièce. 

Y a-t-il une figure féminine moderne équivalente à ce personnage historique?

Si je veux chercher un équivalent, je pense à toute femme que sa beauté, son milieu, sa gloire ont à la fois magnifiée et corrompue, élevée, exaltée, mythifiée et détruite conjointement, où la grandeur s'est mêlée à la misère, l'éclat aux ténèbres. Avec ce désir fou de se faire oublier, de retourner à l'enfance anonyme et libre, voire de détruire le corps qui a fait d'elle une star, un objet de culte. Des hommes ont connu aussi ce destin. On pense à ces enfants de stars, au terrible lien filial qui existe parfois entre l'enfant et sa mère à la fois ignorée, lointaine, adorée, puis haïe, rejetée par l'enfant lui-même.

Vous avez opté pour une lecture «oedipienne et mélodramatique», dit-on. Votre Lucrèce Borgia est plus grotesque que tragique?

Je pense que cette question tient à l'ancienne distribution du spectacle: un acteur (Guillaume Gallienne) incarnait Lucrèce et une actrice incarnait son fils Gennaro (Suliane Brahim). Aujourd'hui, Elsa Lepoivre joue Lucrèce et Gaël Kamilindi, Gennaro. Donc la dimension «grotesque» (dans le sens strict d'Hugo), je crois, s'est atténuée. Mais il y a, il doit y avoir du «grotesque» dans le drame hugolien. 

Victor Hugo a écrit: «Le beau n'a qu'un type, le laid en a mille.» Êtes-vous d'accord avec cette citation?

Hugo vise et condamne la tragédie classique régnante en 1830: celle de Voltaire, auteur tragique le plus joué et le plus célébré au moment où il déboule sur la scène parisienne. Le romantisme est une révolte contre le bon goût, la représentation classique, canonique, figée, académique, du beau, tel que défini et arrêté au XVIIe contesté tout au long du XVIIIe et véritablement renversé par Hugo, qui fait surgir des figures du peuple, de la laideur, du mal et du bas réprouvés par le bon goût. C'est la grande ambition littéraire et politique de toute une génération: que le peuple envahisse la scène, la transforme, la rende populaire au sens le plus noble du terme. 

Comment qualifier cette langue hugolienne? 

C'est une langue puissante et simple, spontanée et cependant très construite. Souple et charpentée: il y a tout ce qu'il faut pour être un grand texte de théâtre. Une musicalité telle qu'on est forcément embarqué, sans avoir besoin de se ruer sur un dictionnaire...

Est-ce difficile de faire aimer ces mots d'une autre époque dans un monde qui ne jure que par les images?

Les mots, les phrases, quand nous sommes au contact d'un vrai, d'un grand style, suscitent mille images, font défiler parfois de multiples films, fresques grandioses telles qu'Hollywood ne peut même en rêver. Mais il faut travailler longtemps, et avoir les bons acteurs pour arriver à ce dépassement du clivage mot/image, qui, dans le fond, n'a pas lieu d'être. Les grandes et belles images, que fournissent la peinture et le cinéma, suscitent aussi des mots, des oeuvres. Tout cela communique, va et vient. 

Avec le recul, regrettez-vous d'avoir travesti le rôle de Lucrèce Borgia en le confiant au comédien Guillaume Gallienne en 2014?

Non, pas du tout. Ce n'est pas par désaveu que j'ai choisi de «revenir» à une actrice pour jouer Lucrèce. Avec Guillaume et Suliane, nous avions une incarnation «monstrueuse» de Lucrèce, allégorique, dure, presque fantastique et, en regard, un Gennaro fragile, poétique, presque irréaliste. Mais cela, je ne l'avais rêvé qu'avec eux. Je ne pouvais pas les remplacer, ce n'était pas dû au fait qu'ils soient homme et femme. J'ai adoré cette version première. Et j'ajoute que le succès public n'était pas moins grand avec Guillaume et Suliane qu'avec la nouvelle distribution. Avec Elsa et Gaël, la dimension maternelle et filiale est plus sensible. La tragédie affleure davantage. C'est étrange. Le spectacle est le même et... tout à fait autre.

Photo Christophe RAYNAUD DE LAGE, fournie par le TNM

«Lucrèce peut être le modèle de toute femme que la société met au ban, déclare indigne et infâme, et dont se révèle l'humanité, la grâce, au moment même où on la juge», explique le metteur en scène Denys Podalydès au sujet du personnage joué par Elsa Lepoivre.