Aujourd'hui, c'est la Journée mondiale du théâtre. La Presse en profite pour se pencher sur les rituels et vieilles superstitions des comédiens et des metteurs en scène. Transmises d'une génération à l'autre, ces pratiques visent autant à conjurer le mauvais sort qu'à dompter le vertige des planches. Merde !

Superstitieux, le monde du théâtre ? Depuis qu'elle a vu une comédienne tomber dans une trappe laissée ouverte, à Québec en 1967, Monique Miller prend toutes ses précautions en arrivant au théâtre. Elle regarde toujours le plancher en marchant dans les coulisses. Dans sa loge, elle s'entoure de douzaines de cadres avec des photos d'amis décédés « pour se sentir protégée ». « Ce sont mes anges », dit la comédienne en parlant des Jean Duceppe, Jean Besré, Hélène Loiselle, Claude Jutra et autres camarades du métier...

Quinze minutes avant chaque lever de rideau, depuis la mort de ses parents, la comédienne se place sous un projecteur (toujours le même). Dans le halo, elle parle à son père et sa mère pour qu'ils l'aident à livrer une bonne performance sur la scène. « Depuis quelques années, je parle aussi à mon frère et mes deux soeurs. Ça commence à faire beaucoup de monde ! », dit-elle en riant.

Tout peut arriver au théâtre. Un trou de mémoire. Une mauvaise chute. Un incident technique causant une interruption. Sans oublier ce bon vieux trac qui donne la nausée...

Dans l'histoire de la superstition théâtrale, certaines traditions - l'obsession des fantômes, le tabou autour du vert - remontent à Molière et à Shakespeare, voire aux Grecs. Sans rituels « avant » une représentation, plusieurs artistes de la scène seraient « tétanisés ». Comme Serge Denoncourt. Pour ne pas attirer le malheur, le metteur en scène exige que ses premières commencent toujours en retard de sept minutes ou plus. La raison ? En 1985, sa première mise en scène pour le Théâtre de l'Opsis a débuté à 20 h 07. Et ça a bien fonctionné, et lancé sa carrière.

« À chaque nouvelle première, je porte toujours le même complet que j'avais lors de mon dernier "hit" », affirme le metteur en scène Serge Denoncourt.

Il y a cinq ans, il a mis un kilt lors de la première d'une production qu'il a dirigée en Écosse. Un succès. Il faudra donc attendre son prochain « flop » pour qu'il recommence à porter un pantalon...

Comme partout, il y a des gens plus anxieux que d'autres, des tocs. Par exemple, Catherine Bégin était très superstitieuse, Sophie Faucher - qui a grandi avec une mère et un père dans le milieu - l'est énormément (elle peut crier son âme si elle voit des oeillets dans un bouquet de fleurs !), mais Rémy Girard l'est beaucoup moins. « Par contre, d'un spectacle à l'autre, je traîne toujours dans ma loge un gros coffre à maquillage qui me sert de fourre-tout, dit Girard. On y trouve toutes sortes d'objets : des photos, des souvenirs, des mots qu'on m'a envoyés, des gogosses... Ce coffre m'est précieux. »

Entre la scène et la mer

« La superstition est une manière de percevoir le monde de manière moins rationnelle, de le comprendre plus subrepticement », a confié le metteur en scène franco-norvégien Jonathan Châtel, dans un reportage de Libération. « On travaille avec des choses impondérables, avec des personnes qui ne parlent pas de la même manière le matin et le soir, qui ont mal dormi. [Comme les marins,] on est un peu dépendant de l'état du ciel et de la mer qui nous échappe. On ne peut apprendre qu'à apprivoiser. »

L'analogie avec la marine n'est pas fortuite. Si les acteurs ne sifflent pas et ne prononcent jamais le mot « corde » en coulisses, c'est parce que les premiers machinistes et régisseurs étaient alors d'anciens marins, qui ont conservé les mythes et sortilèges reliés à la marine.

Le maudit trac

« J'aimerais dire que je ne suis pas superstitieuse, souligne Danièle Lorain. Mais les rituels me donnent encore plus le trac. Par contre, mon père [Jacques Lorain], qui était directeur de théâtre, nous a appris, à Sophie et à moi, de ne jamais répondre merci quand on nous souhaite merde, et de ne jamais envoyer d'oeillets aux acteurs. Mon seul rituel de première est de mettre mes souliers de scène le plus tôt avant le spectacle ; sinon, le trac me fait des crampes aux pieds et je n'arrive plus à me chausser. »

Avant une première, certains se sentent mal si on ne touche pas du bois ou qu'on ne fait pas une boule humaine. Or, certains metteurs en scène sont peu ouverts aux croyances et autres rites. Comme la grande Denise Filiatrault

« Ma mère n'a pas vraiment de rituels, confie Danièle Lorain, si ce n'est que d'être archi préparée et de ne rien laisser au hasard. Denise répète encore à 10 minutes d'une première. Comme moi, elle est plus anxieuse que superstitieuse... »

Ne le dites pas avec des oeillets

Ce n'est pas le cas d'Anne-Marie Cadieux. Lorsqu'on lui a offert des oeillets avant un spectacle (des fleurs qui portent malchance aux interprètes, voir autre onglet), elle ne voulait même pas y toucher. Elle a demandé à son habilleuse de sortir le bouquet en dehors du théâtre !

« Si j'arrêtais un jour de croire à ces superstitions, je crains que la malédiction s'acharne sur une production, explique Cadieux. Mon texte - même si je le sais par coeur depuis des mois - doit toujours être dans ma loge. J'en fais des cauchemars ! »

Anne-Marie Cadieux invente parfois ses propres rituels. Par exemple, dans Tartuffe, après sa scène, elle arrivait en coulisses en même temps que Monique Miller entrait en scène. « À chaque fois, je lui touchais légèrement l'épaule gauche. »

« Ce ne sont que de petits gestes, je sais, mais ça me donne l'illusion d'avoir une emprise sur la représentation. »

Si Violette Chauveau n'a jamais été superstitieuse, elle l'est devenue avec le temps. Le soir de la première des Mains d'Edwige de Wajdi Mouawad, en janvier 1999, au Théâtre d'Aujourd'hui, l'actrice jouait avec entre autres Maude Guérin et Marthe Turgeon. Pour détendre l'atmosphère, Chauveau s'est mise à fredonner dans les loges une chanson qui condensait tous les mots interdits : « Macbeth siffle (Triiiit, Triiii...) ; passe-moi la corde et j'achèterais des oeillets verts. Bonne chance... »

Prise de panique, Marthe Turgeon a empoigné une salière et a saupoudré abondamment la loge de sel ! « Un peu plus tard, avant d'entrer en scène, le Plateau Mont-Royal est tombé dans le noir, à la suite d'une panne majeure d'électricité, se souvient Violette Chauveau. La première de la pièce a été annulée. Et ensuite, la production a connu plusieurs pépins... »

« Depuis, je ne cours plus aucun risque ! »

Photo Olivier PontBriand, Archives La Presse

Dans sa loge, la comédienne Monique Miller s'entoure de photos d'amis « pour se sentir protégée ». « Ce sont mes anges », dit-elle.

Photo Ninon Pednault, Archives La Presse

Anne-Marie Cadieux dans Molly Bloom, à Espace Go. « Si j'arrêtais un jour de croire à ces superstitions, je crains que la malédiction s'acharne sur une production », confie la comédienne.

Sept superstitions qui persistent

Merde !On ne souhaite pas bonne chance dans le milieu. On dira plutôt « merde » ou le mot de Cambronne, sans devoir remercier la personne qui nous encourage. L'origine de l'expression remonte à la fin du XIXe siècle. À l'époque, on se rendait au théâtre en fiacre. Les chevaux stationnés devant les théâtres faisaient leurs besoins dans la rue. Si le spectacle était une réussite, la chaussée devenait souillée et les spectateurs devaient marcher sur les cacas à l'entrée des théâtres. Aujourd'hui, chaque soir, les comédiens forment une boule humaine et se souhaitent merde avant le début d'un spectacle. De plus, un acteur ne doit jamais répondre « merci » après « merde ».

Le vertLe vert porterait malheur aux acteurs. Il y a quelques versions de cette superstition, mais la plus plausible est qu'à l'époque de Molière, on fabriquait la teinture verte avec de l'oxyde de cuivre et du cyanure ! Une légende raconte aussi que Molière serait mort sur scène en portant un costume vert... Or, l'auteur célèbre est mort chez lui, après avoir subi un malaise sur scène (il crachait du sang en jouant Le malade imaginaire). Et on dit que son costume était d'une autre couleur. Peu importe, pour enrayer la malédiction, on a inventé le « green room », ou foyer des artistes, un salon attenant aux loges, dans lequel les acteurs se retrouvent pour échanger avant ou après la représentation. Aujourd'hui encore, la plupart des grandes salles de spectacles ont leur « green room », bien que les murs ne soient pas peints en vert...

Les fleursIl ne faut jamais offrir un bouquet d'oeillets aux actrices. Donnez-leur plutôt des roses ou d'autres fleurs variées pour embaumer leur loge. Cette tradition remonte à la fin du XVIIIe ou au début du XIXe siècle, à l'époque où chaque compagnie de théâtre avait sa troupe d'acteurs permanents (comme la Comédie-Française). À la fin d'une saison, les directeurs des théâtres offraient des roses aux actrices dont le contrat était renouvelé... et des oeillets, moins chers, à celles qu'il remerciait. Pas très élégant.

La cordeLa crainte de la corde parmi les gens de théâtre remonte à plusieurs siècles. Le mot porterait malheur aux artisans de la scène. Avant l'électricité et les projecteurs, l'éclairage de scène se faisait aux chandelles. Les machinistes - qui étaient d'anciens marins - installaient des seaux d'eau au-dessus de la scène. En cas d'accident durant une représentation, les vieux marins tiraient les cordes pour faire basculer les seaux et éteindre le feu. Le mot corde était donc de mauvais augure. On dit aussi que la corde rappelait ces pauvres saltimbanques morts au bout d'une corde après avoir commis des larcins. Aujourd'hui comme hier, les comédiens n'ont jamais été riches.

Le sifflementOn n'a pas le droit de siffler en coulisses avant un spectacle. On dit que cela attire les sifflets du public. Mais la superstition remonterait à la marine marchande au XIXe siècle. Les régisseurs de plateau et les machinistes étaient alors d'anciens marins, et siffler sur un bateau provoquerait la mer et attirerait les tempêtes. Aujourd'hui, si les techniciens de plateau n'ont plus le pied marin, il reste des metteurs en scène pour leur couper le sifflet !

Les fantômes (la sentinelle)Pour accommoder les fantômes et les mauvais esprits, les théâtres font relâche au moins une journée par semaine (souvent le lundi). Toutefois, les compagnies laissent toujours une lumière allumée sur la scène, afin de permettre aux spectres de jouer leurs vieux personnages qui hantent les lieux... On appelle cette lampe une sentinelle. Encore aujourd'hui, on parle du fantôme du Monument-National, de celui du Théâtre St-Denis. Bien sûr, le plus connu demeure le fantôme de l'opéra de Paris.

Macbeth (la pièce maudite)Macbeth de William Shakespeare aurait fait l'objet de tant de malédictions et de flops depuis sa création en 1611 au Globe, à Londres, que son titre est tabou dans tous les théâtres en Occident. Attention ! On continue à jouer et à produire le chef-d'oeuvre de Shakespeare. Mais les interprètes et les metteurs en scène évitent de prononcer le nom de la pièce en coulisses. Il faut dire que le personnage de Lady Macbeth, à lui seul, attire le mauvais sort. On préfère parler de la pièce maudite ou de la pièce écossaise.