C'est la saison Robert Lepage: outre Quills, dans lequel il incarnait le marquis de Sade, et son solo 887, qui sera présenté à compter de mardi au TNM, on célèbre ce printemps les 30 ans de son immense carrière internationaleRencontre avec un metteur en scène hanté par le devoir de mémoire, et hommage de huit personnalités à qui nous avons demandé ce que le théâtre québécois doit à Robert Lepage.

887: Je me souviens

Robert Lepage croit au devoir de mémoire. Sa pièce 887 est tout à la fois un hommage à son père, au poème Speak White de Michèle Lalonde et à une époque où les luttes collectives existaient encore.

La rencontre avec Robert Lepage a lieu au Château Laurier, à Ottawa. Le lieu même de «la nuit des longs couteaux», quand Pierre Elliott Trudeau et neuf premiers ministres provinciaux ont accepté, en 1981, la nouvelle Constitution canadienne à l'insu de René Lévesque.

Lieu de mémoire, donc, et c'est justement ce qui intéressait Robert Lepage en écrivant sa pièce 887, qu'il qualifie d'autofiction, une oeuvre touchante sur sa famille, son père surtout, et les années troubles 60 et 70.

«Ce n'est pas une pièce politique, mais sur la politique. Quand l'enfance se déroule dans les années 60, on ne peut pas faire autrement que d'en parler. J'ai vu le général de Gaulle passer au parc des Braves, les feux d'artifice après et entendu le "Québec libre". Ma pièce est une façon différente de parler d'un sujet qui revient de façon récurrente. Malheureusement, ce n'est jamais traité avec une mémoire qui est juste.

Robert Lepage ne souffre pas de troubles de mémoire comme sa grand-mère victime d'alzheimer, dont il est question dans la pièce. Mais il croit que le Québec a le «je me souviens» très sélectif.

«Je trouve très important de faire l'effort de la mémoire. Surtout que 99,9 % des Québécois ne se souviennent pas pourquoi c'est écrit "Je me souviens" sur les plaques d'immatriculation. Les gens l'interprètent de mille et une façons. En fait, c'est tiré du poème Je me souviens/Que né sous le lys (les Français)/Je croîs sous la rose, donc je me développe sous le régime anglais. Il y a un gros problème de mémoire au Québec. Le théâtre, c'est dans sa nature. Se rappeler un texte, mais aussi une culture, une histoire.»

Speak White

Le metteur en scène-comédien utilise dans 887 le texte phare de cette époque, le poème Speak White de Michèle Lalonde. Lui aussi remis en contexte dans une pièce qui se veut non partisane.

«Toute position politique est légitime. L'idée n'est pas de prendre parti pour l'un ou l'autre, mais c'est l'occasion d'une réflexion. Les souverainistes se sont beaucoup approprié Speak White, mais ce n'est pas nécessairement un poème souverainiste. C'est un poème sur la lutte des classes. C'est ce que j'essaie de rétablir avec le spectacle. C'était une période extraordinaire d'éveil des consciences.»

Après La face cachée de la lune - qui abordait le personnage de sa mère -, Robert Lepage se souvient affectueusement de son père, à qui il dit ressembler davantage, dans 887. Cet homme lui a ouvert les portes du monde, en quelque sorte.

«Mon père représente toute une génération de travailleurs québécois qui, souvent, sont allés au front défendre le Canada, la reine, le Commonwealth. Après, il a subi tous les coups et contrecoups de la lutte des classes et des contradictions entre les francophones et les anglophones. Il parlait très bien l'anglais, qu'il avait appris dans la marine. Il nous en a fait cadeau et cela a fait que je me suis intéressé à d'autres langues, à l'autre, aux voyages. Mon théâtre n'est pas uniquement local et ça vient de mon père, qui disait: "Apprends l'anglais et tu vas avoir moins de misère dans la vie."

Drame-comédie

Dans ce spectacle au «je», il a tenu à doser le drame et la comédie. La pièce commence comme une conférence pour se poursuivre en alexandrins, au sein d'un décor évoquant une maison de poupée géante: l'immeuble résidentiel des Lepage à Québec, au 887, rue Murray.

«C'est la première fois que je fais une pièce à la première personne. Ça vient avec des pièges. Je suis davantage exposé. Je n'aime pas la grande prétention de ça. J'ai de la difficulté avec des gens qui parlent d'eux comme s'ils étaient assez importants pour ça. Pour le faire, ça prend beaucoup d'autodérision. Je ris de moi et n'hésite pas à me présenter sous un jour pas toujours flatteur. Sinon, ce serait prétentieux.»

Avec 35 ans de métier au compteur et une immense carrière internationale, on pourrait croire Robert Lepage au-dessus de ces considérations. Mais en tournée avec ce projet personnel depuis près d'un an déjà, le créateur doute toujours...

«Il y a toujours des choses dans la vie qui nous obligent à nous mettre à nu et en danger. On décide ou non d'embarquer. Sinon, on manque le bateau. Ça signifie qu'on vit dans un statu quo en ronronnant. C'est très sain de le faire même si c'est très casse-gueule. Ça peut mal virer, mais c'est nécessaire. Moi, je me suis tellement cassé la gueule et relevé que je me dis: bof!»

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La pièce 887 est à l'affiche du TNM du 26 avril au 8 juin.

Les vétérans

Michel Tremblay, auteur

«Ce que nous devons à Robert Lepage? L'impossible.

«En 1956, Paul Buissonneau m'avait montré ce qu'était la transposition théâtrale, 30 ans plus tard Robert a fait éclater tout ce que je savais du théâtre en une myriade d'images toutes plus nouvelles et fantastiques les unes que les autres. Il a réinventé la lumière et l'espace.

«Depuis, il a monté Stravinski en CinémaScope, Wagner et Berlioz - qui ont eux-mêmes vécu la révolution industrielle - dans de géniales machines infernales, il a fait vivre des silos à grain, il nous a fait suivre une troupe de théâtre québécoise au Japon, évoluer Jean Cocteau dans une boîte magique et réfléchir Frank Lloyd Wright au milieu de la reconstitution de certains de ses plans. Il a fait une navette spatiale d'une machine à laver et nous a montré, comme si nous étions étendus au plafond d'un théâtre, ce dont le monde pouvait avoir l'air d'en haut.

«La jeune génération d'artisans du théâtre ne peut pas faire abstraction de Robert Lepage, comme elle ne peut pas, non plus, faire abstraction d'André Brassard. Ce dernier a inventé une façon de travailler avec les acteurs, Robert a pris la scène à bras-le-corps et l'a secouée pour en faire une lanterna magica neuve et fascinante.»

André Brassard, metteur en scène

«Robert est le premier [et le seul?] à avoir défriché le véritable deus ex machina. Il a exploré, puis maîtrisé les "technologies" qui faisaient si peur aux metteurs en scène avant lui, et ce, dans le respect total des acteurs. Mais au-delà de ça, il a su créer un mode de production qui lui ressemble, des équipes avec qui il réalise tous ses projets.»

PHOTO ALAIN ROBERGE, ARCHIVES LA PRESSE

Michel Tremblay

Les collaborateurs

Anne-Marie Cadieux, interprète

«L'arrivée de Robert Lepage dans l'univers théâtral a créé une véritable onde de choc au Québec. Voilà un jeune homme qui avait du génie, un génie qui ne s'est jamais démenti au fil du temps. Nous savions déjà qu'il marquerait son époque et qu'il deviendrait une des figures incontournables du théâtre mondial. C'était un théâtre comme on n'en avait jamais vu, accordant une place prépondérante à l'image, s'apparentant au cinéma dans la façon de structurer et de cadrer le récit, bousculant les codes, intégrant les nouvelles technologies afin de vivifier un médium qui avait souvent placé le texte au centre de ses préoccupations. Il a en quelque sorte libéré le théâtre de son carcan. On n'avait jamais vu une telle inventivité, une telle sophistication, un tel ludisme dans la façon de déployer un récit, que ce soit dans ses pièces-fleuves ou dans ses solos.

«Lepage possède encore une imagination féconde, un sens narratif hors du commun et surtout la liberté et la curiosité de puiser dans toutes les formes de théâtre et dans toutes les formes d'art, mêlant les genres de façon hybride, afin de créer des objets scéniques d'une incroyable vitalité et d'une pure contemporanéité. [...] Son legs est immense.»

Yves Jacques, comédien

«Nous lui devons depuis ses toutes premières productions de nous faire voir le théâtre autrement.

«De faire naître entre autres choses: une mobylette, un appareil d'entraînement, un "scanneur" et même un personnage d'enfant à partir d'une banale planche à repasser.

«À défaut de faire du théâtre dit "grand public" (ce qui pour ma part est méprisant), il a fait appel à l'intelligence du public pour lui faire découvrir une autre façon de voir le monde en éveillant sa curiosité.

«De l'infiniment petit à l'infiniment grand, il touche toutes les gammes de la nature humaine et atteint ainsi les spectateurs du monde entier! Il m'a suffi de faire la tournée de deux de ses spectacles solos pendant dix ans pour en être témoin.»

Marie-Hélène Falcon, ex-directrice du FTA

«En 1986, Robert et moi nous sommes rencontrés dans un petit café de la rue Saint-Denis pour parler de la création de l'intégrale de La trilogie des dragons au FTA, l'année suivante. J'avais une immense admiration pour ce jeune artiste et j'étais très intimidée. [...] Dans La trilogie..., que Robert qualifie lui-même d'oeuvre séminale, il y avait bien plus que des promesses, il y avait déjà l'affirmation d'une oeuvre forte qui allait se déployer d'un spectacle à l'autre. Il y avait un univers, un langage scénique, un point de vue critique, bref, un style.

«Le jeune Robert Lepage a bouleversé, refondé le théâtre et influencé, de par le monde, les générations qui l'on suivi. Wajdi Mouawad, pour n'en nommer qu'un, a reconnu ouvertement son influence (Seuls). Sans parler de celles qui l'ont précédé, la grande Ariane Mnouchkine, qui a pour Robert une immense admiration, admet lui avoir piqué quelques trucs. Il y a incontestablement le théâtre avant Robert Lepage et le théâtre après. [...] Ce visionnaire a créé un théâtre neuf, ancré dans son époque. Un théâtre qui ne connaît pas la peur, ignore les tabous, se nourrit de toutes les cultures, transgresse toutes les frontières, parle toutes les langues. Toute son oeuvre affirme le droit à la différence et à la dissidence. Je crois qu'il a la conviction profonde, intime, que l'art doit non seulement nommer son époque, mais aussi la transformer.»

PHOTO ÉDOUARD PLANTE-FRÉCHETTE, ARCHIVES LA PRESSE

Anne-Marie Cadieux

Les admirateurs

Guylaine Tremblay, actrice

«J'ai vu ses premiers pas, ses premières oeuvres, je me souviendrai toujours d'En attendant au café Le Hobbit, à Québec. Robert Lepage et Richard Fréchette étaient sur scène avec trois valises comme décor et pourtant, ce soir-là, j'ai eu l'impression de faire le tour du monde! C'est le cadeau qu'il m'a fait ce soir-là: la certitude que le désir de créer était plus fort que tout! Je laisse à d'autres la possibilité d'analyser son oeuvre et son influence sur l'univers théâtral, moi, je veux simplement le remercier de m'avoir convaincue à jamais que trois valises, c'est l'univers entier!»

Émile Gaudreault, réalisateur

«Robert Lepage a été le premier à fusionner "l'infusionnable": l'art d'avant-garde et l'art populaire. Inspiré autant par Peter Brook que par la comédie télévisée américaine Maude (1972-1978), il a créé des pièces qui possédaient un nouvel esthétisme, portées par des personnages forts et des dialogues punchés. Son style unique ne pouvait que naître au Québec, au sein d'une famille bilingue aux racines anglo-saxonnes et françaises.»

Christian Lapointe, metteur en scène

«La façon dont il a affirmé la primauté de l'écriture de plateau sur le texte est un des grands apports de sa pratique à notre théâtre, sans compter qu'il a aussi, en quelque sorte, inventé, en explosant et prolongeant la pédagogie de Jacques Lecoq qu'il a reçue de Marc Doré à Québec, un nouveau théâtre américain inventif et repoussant de nouvelles limites formelles liées à une exploration féconde des technologies émergentes.

«Figure d'artiste multidisciplinaire incontournable, il a su, comme personne, marier l'innovation théâtrale à une théâtralité réaliste du jeu en situation qui prolonge la tradition de notre jeune théâtre québécois, et son style, en tant qu'interprète, a depuis longtemps marqué l'imaginaire en proposant une incarnation presque documentaire, en contrepoint avec le jeu grandiloquent qui jonche habituellement nos scènes.

«Pour ceux qui, comme moi, vivent à Québec, il a fait la démonstration inspirante qu'il était absolument possible de demeurer dans la capitale tout en ayant une pratique contemporaine qui voyage.»

PHOTO MARCO CAMPANOZZI, ARCHIVES LA PRESSE

Guylaine Tremblay