Le hasard joue parfois de mauvais tours. Demain soir, à la première d'Encore une fois, si vous permettez, au Théâtre Jean-Duceppe, il y aura un siège vide dans la salle. Celui que Rita Lafontaine devait occuper pour aller voir Guylaine Tremblay redonner vie à Nana, ce personnage inspiré de la mère de Michel Tremblay que la regrettée comédienne a créé il y a 18 ans.

«J'avais tellement hâte de la voir dans les loges pour la serrer fort dans mes bras», a confié la comédienne, en pleurs, au lendemain de la nouvelle de la mort de Mme Lafontaine, lundi, à l'âge de 76 ans.

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«Je vais jouer pour Rita, de tout mon coeur, de toute mon âme, en sachant qu'elle me regarde au ciel et qu'elle me tient par la main. Cette femme-là représentait la bonté et la bienveillance. Elle allait toujours vers les autres pour les aider et les protéger.»

Toute la journée, hier, la grande famille du théâtre a pleuré Rita Lafontaine et lui a rendu hommage. «Ce métier perd l'une de ses plus grandes comédiennes!», a dit Denise Filiatrault. Elle a connu l'actrice en 1968, lors de la création historique des Belles-Soeurs au Rideau Vert, le théâtre qu'elle dirige aujourd'hui. «Je l'appelais la Petite. Elle avait 28 ans mais en paraissait 18, toute mignonne et menue. Rita avait les mêmes qualités dans la vie que sur scène: l'authenticité et la vérité. Elle avait un coeur en or!»

Plusieurs de ses compagnons de route ont évoqué, en entrevue à La Presse, ses yeux noirs et perçants, sa voix douce et chaude. Ils étaient le reflet de sa bienveillante chaleur, de son immense bonté. Le metteur en scène René Richard Cyr a parlé de «son intelligence du coeur». Mais c'est le mari de l'actrice disparue, Jacques Dufour, qui a le mieux résumé, en étouffant ses sanglots, la clé de la popularité de Rita Lafontaine: «C'était une femme extraordinairement ordinaire.»

Un inséparable trio

Née le 8 juin 1939 à Trois-Rivières, Rita Lafontaine a commencé sa carrière au théâtre au début des années 60, à Montréal. Elle a été membre du Mouvement contemporain, une compagnie fondée par le metteur en scène André Brassard. Les TroyennesAndromaqueLes Bonnes: l'interprète a appris son métier avec les classiques et les pièces de l'avant-garde française, sous la direction du jeune génie de la mise en scène. (Bouleversé par la mort de son amie, Brassard ne pouvait pas nous parler hier. Il a réagi par courriel. Voir paragraphe à la fin.)

En 1964, c'est d'ailleurs Brassard qui a présenté Rita Lafontaine à Michel Tremblay. Coup de foudre! Elle deviendra sa muse. Mais pas tout de suite.

«Je suis allé la voir dans François Villon, poète, monté par Brassard. Tout de suite, j'ai été séduit par son jeu.»

C'était la naissance d'un trio inséparable. Une actrice, un metteur en scène, un auteur... partageant la même passion pour le théâtre. La jeune comédienne de province a aussitôt compris ces deux artistes de la marge. Elle exprimera leur imaginaire.

En retour, Tremblay et Brassard lui ont fait confiance et lui ont donné de beaux rôles. «Sans eux, je n'aurais jamais autant travaillé», répétait-elle lorsqu'on lui demandait de nous parler de leur amitié, vieille d'un demi-siècle. En effet, on la voyait moins sur les planches depuis que Brassard s'était retiré du métier pour cause de maladie. Mentionnons qu'elle devait jouer au TNM l'automne prochain dans une création de Christian Bégin.

La muse

Michel Tremblay nous a confié qu'il avait l'impression d'entendre la comédienne lui chuchoter les mots à l'oreille quand il écrivait les répliques de ses pièces. En 40 ans, Rita Lafontaine a créé pas moins de 16 personnages de Michel Tremblay, dont 12 que l'auteur a écrits spécialement pour elle. Lise, Manon, Victoire, Albertine, Madeleine, Nana et les autres.

«Rita avait un naturalisme du théâtre, explique Tremblay à propos de sa muse. Elle était près de la vérité. Sur scène, on ne voyait jamais l'actrice travailler; seulement le personnage. Rita avait aussi une façon particulière de moduler les textes, une musique bien à elle. Je l'entends encore dire des alexandrins de Racine comme aucune comédienne ne l'avait fait avant elle.»

À la création de Damnée Manon, sacrée Sandra, en 1977, André Brassard s'est fait un devoir d'assister à toutes les représentations au Quat'Sous, rien que pour le plaisir de revoir Lafontaine incarner Manon, la dévote, aux côtés de Sandra, le vulgaire travesti (André Montmorency).

«André [Brassard] avait l'impression que Rita lévitait à la fin de la pièce! Il enseignait alors à l'École nationale et il suggérait aux étudiants d'aller deux fois au Quat'Sous. La première fois, pour voir la pièce; et la deuxième, seulement pour regarder les pieds de Rita. Il disait que ses pieds parlaient!»

Rita Lafontaine a également interprété des rôles au cinéma, entre autres dans Il était une fois dans l'EstFrançoise Durocher, waitress et Le soleil se lève en retard, trois films réalisés par Brassard, et plus tard dans La grande séduction de Jean-François Pouliot. Au petit écran, l'actrice a été la vedette de plusieurs téléromans, dont Le retour et L'auberge du chien noir.

Il y a trois ans, Rita Lafontaine a vécu un grand malheur en perdant sa fille, Elsa Lessonini, morte d'un cancer foudroyant, à l'âge de 48 ans.

Entre le comique et le tragique, entre la douceur et la révolte, Rita Lafontaine a incarné l'abandon avec un grand A à travers une centaine de rôles. Elle était une comédienne d'exception qui touchait autant le vrai monde que le beau milieu.

«C'est incroyable, je ne réalise pas encore qu'elle est partie, a dit Michel Tremblay, arrivé de Key West cette semaine pour voir la production de sa pièce chez Duceppe. Personne ne savait qu'elle était malade. C'est un choc. Demain soir, je vais dire à Guylaine d'oublier notre peine et de jouer le personnage. Rita était un ange, elle va lui donner des ailes.»

PHOTO ALAIN ROBERGE, ARCHIVES LA PRESSE

Les cinq comédiennes d'Albertine en cinq temps de Michel Tremblay: Émilie Bibeau, Lise Castonguay, Élise Guilbault, Rita Lafontaine et Andrée Lachapelle

Le témoignage d'André Brassard

Le metteur en scène a répondu à notre demande d'entrevue par courriel.

«J'ai beau essayer, j'arrive pas à parler. L'émotion se jette dans mes muscles. J'ai peine à respirer.

«Rita, c'est ma soeur. C'est aussi une actrice qui m'a appris ce que je crois comprendre du métier d'acteur. Je refuse de parler d'elle à l'imparfait.

«Elle sait s'abandonner au personnage, l'écouter, se laisser guider.

«C'est à elle que je dois cette écoute dont je me vante.

«C'est aussi une vieille chum avec qui j'aime rire, voyager. C'est pour la faire rire que j'ai appris par coeur le poème La conscience de Victor Hugo. Et que j'ai travaillé ces fous rires dans Encore une fois...

«Rita, je l'aime et l'aimerai toujours.» - André Brassard

Cinq répliques immortelles de Rita Lafontaine

«Chus v'nue au monde par la porte d'en arrière, mais m'as donc sortir par la porte d'en avant!» - Lise Paquette dans Les belles-soeurs (1968)

«La solution à toute... c'est le bon Dieu.» - Manon dans Damnée Manon, sacrée Sandra (1977)

«Si t'as jamais entendu le vacarme que fait mon silence, Claude, t'es pas un vrai écrivain!» - Madeleine dans Le vrai monde? (1987)

«J't'ai déjà dit de pas me mentir, parce qu'une mère, ça devine tout...» - Nana dans Bonbons assortis (2006)

«J'sais pas si c'est au Ciel que je m'en vais, mais c'est le fun en maudit!» - Dans l'émouvante scène finale de la mort de Nana dans Encore une fois, si vous permettez (1998)

PHOTO ARCHIVES LA PRESSE

Rita Lafontaine était de la distribution des Belles-Soeurs au Théâtre du Rideau Vert,  en 1968.