«Ma façon de faire, c'est d'essayer de comprendre ce qui s'est passé de plusieurs perspectives. On a l'occasion, ici à Montréal, d'ouvrir le dialogue. Ce n'était pas nécessairement l'opinion de tout le monde», raconte Annabel Soutar, assise à une table au théâtre Espace libre, où les comédiens s'apprêtent à entamer une répétition.

L'auteure a à son actif huit pièces de théâtre documentaire. Quand elle se lance, elle plonge dans un sujet réel, parfois pendant des années, et absorbe toute l'information disponible, les témoignages, la documentation, afin de transposer sur scène un enjeu d'actualité.

Avec Fredy, elle revient sur cette intervention policière dans un parc de Montréal-Nord durant laquelle un agent a ouvert le feu, tuant un jeune homme de 18 ans d'origine hondurienne. La pièce aborde aussi l'émeute qui a suivi et l'enquête publique déclenchée dans sa foulée.

Le sujet est a priori très montréalais, mais les thèmes - le rapport des jeunes à l'autorité, la justice, la tolérance, l'immigration, la violence, la peur de l'autre - sont universels. Universels et controversés. Annabel Soutar l'a constaté: on a voulu la forcer à choisir son camp, à écarter certains points de vue.

«La difficulté d'avoir accès aux gens est un gros thème dans la pièce. Beaucoup de gens ont peur de parler et beaucoup de gens veulent contrôler le message.»

La police de Montréal n'a pas voulu l'aider dans sa démarche: elle ne souhaitait pas participer à une démarche artistique. Quant à la famille Villanueva et à certains militants qui l'entourent, ils ont déchanté en apprenant que la vision des policiers aurait aussi sa place dans l'oeuvre.

L'auteure a d'ailleurs intégré au texte les critiques reçues de part et d'autre pendant son travail de recherche. Car elle comprend la méfiance.

«Je ne fais pas partie du quartier. Les gens se méfient souvent de la façon dont un artiste aimerait aligner la réalité avec son oeuvre», dit-elle.

Une genèse lointaine

Son projet a vu le jour bien loin des quartiers immigrants défavorisés. À l'époque, elle enseignait le théâtre à des adolescents de la très huppée école Selwyn House, à Westmount. Un établissement pour garçons où les droits de scolarité annuels dépassent 20 000 $ et d'où sont sortis les héritiers des grandes fortunes Bronfman, Desmarais et Molson.

Annabel Soutar a proposé à ses élèves un projet de théâtre documentaire. C'était à l'époque de l'enquête publique sur la mort de Fredy Villanueva. «Je pensais que ce serait intéressant pour ces gars-là de regarder cette histoire. À 16-17 ans, les jeunes remettent beaucoup en question l'autorité et ils avaient plus de sympathie pour les jeunes dans le parc que pour les policiers, même si ce sont des garçons de l'establishment», explique la dramaturge.

Les élèves avaient assisté à des séances de l'enquête publique, rencontré certains des intervenants et monté un spectacle. «La pièce a été présentée aux parents des élèves. Un des parents était un juge, ami du juge Perreault [qui dirigeait l'enquête publique]. Il était très impressionné par l'exploration de l'histoire par les élèves», se souvient-elle.

Après ce projet, Annabel Soutar a repris ses recherches à zéro et commencé à monter sa propre pièce.

Avec le metteur en scène Marc Beaupré, un consensus a rapidement émergé: Fredy Villanueva demeurerait absent des planches. «J'aurais été mal à l'aise de représenter quelqu'un qui est mort», affirme l'auteure.

Pour les autres personnages, Marc Beaupré a fait à Annabel Soutar une proposition artistique qu'il qualifie lui-même d'«assez radicale»: les comédiens s'échangeraient les rôles, passeraient d'un point de vue à l'autre au fil de la pièce.

«Avoir des jeunes qui jouent des vieux, des gars qui jouent des filles, des filles qui jouent des gars, des Blancs qui jouent des Noirs et des Noirs qui jouent des Blancs, là était l'intérêt pour moi.»

Le metteur en scène et acteur, qui s'est notamment illustré dans Série noire à Radio-Canada, a suivi les récents débats sur la place des comédiens de couleur au Québec et le blackface, qu'il considère comme un «mauvais débat».

«Quand on parle du blackface, on peut toujours répondre que l'art, c'est de représenter le réel sans avoir recours au réel. Je crois que les gens qui protestent, ils parlent d'un problème de racisme, et c'est de ça qu'il faut parler. Combien de fois, dans un bureau de production, un diffuseur va-t-il dire qu'il craint pour les cotes d'écoute si une minorité visible joue le rôle principal? C'est de ça qu'il faut parler; c'est un des visages du racisme!», lance-t-il.

Un Noir pour incarner le juge

L'un des choix dont il est fier est d'avoir campé le comédien noir Ricardo Lamour dans le rôle du juge André Perreault, qui, dans la vraie vie, avait été nommé coroner ad hoc responsable de l'enquête publique sur l'affaire Villanueva.

«On lui demande de franchir une grande distance», remarque-t-il.

Car Ricardo Lamour s'est impliqué dès 2008 dans le comité de soutien à la famille Villanueva, les manifestations, les pétitions, les lettres ouvertes... «J'ai déjà été opposé à ce projet, confie l'acteur. J'avais peur qu'il crée de la tension - et de l'attention - envers des jeunes qui n'ont pas le plus gros capital de sympathie en Amérique du Nord. Mais j'ai réalisé que le projet allait se faire de toute façon. Et que c'est un projet où les différents points de vue doivent être représentés.»

Il a aussi compris qu'il n'avait pas à être d'accord avec tout ce qui se dit dans la pièce pour participer à la démarche. «C'est un polaroid de tensions qui existent, et qui peuvent exister aussi chez les collaborateurs du projet», dit-il.

Il a donc fait le pas que le public sera invité à faire.

«On tend la main à notre public. C'est à lui de la saisir», conclut Annabel Soutar.

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À La Licorne du 1er au 26 mars.

Les personnages

> Dany Villanueva

C'est le frère de Fredy, que l'agent Jean-Loup Lapointe a tenté d'arrêter à la partie de dés. Le policier a dit qu'il le connaissait en raison de ses liens avec les gangs de rue. Lors de l'enquête publique, le jeune homme a dit s'être éloigné des gangs quelques années avant le drame parce qu'il ne voulait pas que son petit frère suive ses traces et se retrouve en prison.

> Les policiers

Jean-Loup Lapointe et Stéphanie Pilotte sont les deux policiers qui sont intervenus au parc. Ils ont dit qu'ils étaient aux prises avec un Dany Villanueva qui se débattait très fortement et qu'ils ont reçu des coups. Une ordonnance de non-publication a été émise à l'enquête publique pour interdire la diffusion de leur photo, en raison de menaces dont ils auraient été l'objet.

> Will Prosper

Ex-policier de la Gendarmerie royale du Canada natif de Montréal-Nord devenu documentariste, il a milité au sein du collectif Montréal-Nord Republik et réclamé la tenue d'une enquête publique sur l'affaire Villanueva.

> André Perreault

Juge en chef adjoint de la Cour du Québec, il avait été nommé coroner ad hoc pour diriger l'enquête publique sur la mort de Fredy Villanueva. Le metteur en scène Marc Beaupré voit ce personnage comme «le prolongement d'Annabel ou du spectateur qui veut comprendre».

> Lilian Villanueva

Mère de Fredy et Dany, réfugiée d'origine hondurienne. En 2011, elle a affirmé à La Presse: «Je suis sûre que si mes fils avaient été Blancs ou Québécois, cette tragédie ne se serait pas produite.»

> Jacques Dupuis

Ministre de la Sécurité publique à l'époque du drame, il avait ordonné la tenue de l'enquête publique et tenté de relativiser la situation. «Montréal-Nord est à mille lieues de la banlieue parisienne et le Québec ne doit pas se transformer en un État policier pour une fusillade dont on ignore encore les circonstances», a-t-il dit à l'époque.

Chronologie de l'affaire Villanueva

Le 8 août 2008, 19 h 10: les policiers Jean-Loup Lapointe et Stéphanie Pilotte interviennent au parc Henri-Bourassa auprès de jeunes de couleur qui semblent jouer aux dés avec de l'argent, ce qui contrevient à un règlement municipal. Fredy Villanueva est atteint au torse et au bras. Le jeune homme de 18 ans meurt de ses blessures. Deux autres amis, Denis Meas et Jeffrey Sagor Metellus, sont blessés à l'épaule et au dos.

Dès le lendemain, une émeute éclate. Plusieurs organismes communautaires et des protestataires évoquent une «révolte contre le système» et des relations très tendues avec la police à Montréal-Nord.

Une enquête publique se penche sur l'affaire. Le rapport détermine que «Fredy Villanueva ne méritait pas de mourir» et que «la preuve n'établit pas qu'il tentait de désarmer l'agent Lapointe ni même de s'en prendre sérieusement à lui». Le rapport critique aussi le processus d'enquête de la police sur la police lorsqu'il y a décès pendant l'opération. La procédure a été modifiée depuis.

Le comportement de Dany Villanueva est aussi critiqué dans le rapport. «Si Dany Villanueva estimait avoir une bonne raison de contester l'infraction qu'on lui reprochait, il ne servait à rien de crier, de s'agiter et de refuser d'établir son identité, quels que soient les motifs pour lesquels il le faisait.»

Aux autorités de Montréal et de Montréal-Nord, le rapport recommande de mettre sur pied un plan d'action pour combattre la pauvreté et l'exclusion sociale de certains citoyens de Montréal-Nord.