Un spectacle-fleuve de plus de neuf heures, du crépuscule jusqu'à l'aube. Un véritable électron libre dans le théâtre québécois, le metteur en scène Hanna Abd El Nour, et 12 actrices-conceptrices électrisées, qui en ont long à se rappeler et à dire. Bienvenue au pays des Électres des Amériques. Cet espace-temps unique où les femmes prennent leur revanche sur l'histoire.

On pense à Mnouchkine, on pense à Ronfard. Hanna Abd El Nour est de ces créateurs de théâtre qui donnent le temps au temps. À sa cruelle beauté, ses utopies et ses mythes. Guidant 12 comédiennes-conceptrices, il s'attaque à celui d'Électre en l'enracinant dans le territoire québécois et continental. La lutte et la survie des femmes hier à aujourd'hui.

La barbarie est à nos portes. Près de 1200 femmes autochtones sont disparues ou ont été tuées depuis 35 ans au Canada. Au nord du Mexique, victimes des cartels de la drogue, elles disparaissent en plus grand nombre encore sans laisser de traces. Harcèlement, abus, viol, meurtre.

La pièce Les Électres des Amériques - Les phares de la mémoire se déroulera durant toute une nuit dans un lieu rempli d'histoire, les Ateliers Jean-Brillant. Un spectacle-fleuve qui veut briser le silence. Parce que les mots ne suffisent pas toujours.

«On veut montrer ce qu'on ne voit pas, ce que la société cache. Pour bâtir quelque chose ensemble», affirme Hanna Abd El Nour.

Le metteur en scène est un sage-homme, comme on dit sage-femme. Ses spectacles se conçoivent dans le ventre des mythes et de l'histoire pour en émerger éclatants de métaphores, de symboles, d'images poétiques. Il guide ici 12 actrices-conceptrices pendant une grossesse qui a duré quatre mois. Un choeur tragique, un coeur jubilatoire aussi.

Claudia Bernal, Stéphanie Cardi, Ariane Castellanos, Sarah C. Poirier, Caroline Courtois Schirmer, Audray Demers, Pénélope Deraîche-Dallaire, Alessia De Salis, Kena Molina, Catherine Moreau, Sylvie Pouliot et Jade-Măriuka Robitaille y ont mis leur vision et leur tripes. Leurs idées et leur corps ont créé le spectacle.

«Vos expériences vécues font en sorte que vous êtes ici, leur a expliqué l'homme théâtre au début. Moi, je me base sur l'écriture scénique et le travail physique. C'est une dramaturgie invisible, mais cohérente. On part de nous-mêmes. Les interprètes sont des créateurs, des personnes capables de transformer le réel.»

Enfantement

Après la recherche, les improvisations, les allers-retours, le guide, le sherpa des mythes, l'accoucheur a permis à ces femmes porteuses de création de trouver leur(s) Électre(s). Il ne saurait y en avoir qu'une, évidemment, dans l'histoire de ce continent multiple des Amériques.

«Il y a trois semaines on ne se connaissait pas, mais ce soir on était toutes des Électres, leur a-t-il dit aussi lors d'une répétition à laquelle La Presse assistait. Tout le monde se sentait concerné. L'éternel féminin, la présence, le corps, la construction de l'être humain, l'éveil des consciences.»

Le bébé-spectacle avait déjà tous ses membres à l'intérieur de la mère-création. Dans les semaines qui ont suivi, nous avons pu assister à la cristallisation d'images et de paroles fortes autour de l'histoire, autant individuelle que collective, des femmes. Les mots, en répétition, étaient surtout utilisés pour inspirer le corps, trouver des postures et des gestes qui parlent, bien souvent sans texte.

Après trois mois, les choses s'installent peu à peu. Des scènes sont élaborées, certains enchaînements abordés. Les mots s'y glissent. On est entre Valère Novarina et Antonin Artaud, entre la poésie pure et la cruelle vérité.

«L'exil, c'est un départ, un adieu, un bus rempli à craquer, des maisons écrasées, des champs abandonnés, l'exil c'est un compte en banque vide, une soeur qui pleure, c'est un couteau dans la langue.»

Rituel

Un grand rituel se met en place, celui qui donne un sens, fait du bien. À sa table de travail, Hanna Abd El Nour tient le chrono. Toutes ont un droit de parole égal dans ce théâtre de l'utopie. Il n'intervient que rarement pour préciser un geste, une pensée, pour ramener l'ordre, parfois, dans la troupe de ses complices inspirées.

«On sent le plaisir. Les scènes devraient être plus longues. Plus ça s'installe, plus on comprend. Restez dans le présent. À l'écoute l'une de l'autre, allez jusqu'au bout de chaque scène», sont les mots d'ordre qui reviennent constamment.

Il y a ce travail en boucles, les longueurs, les répétitions oui, «comme dans la vie» dit le metteur en scène. La vie est ce cercle qui peut-être infernal, mais aussi lumineux.

Comme avec cette sphère conçue par Mazen Chamseddine. Un squelette de bois roulant, un coeur qui bat au rythme de fortes ampoules, un soleil éclairant pour l'humanité et pour les artisans de ce spectacle humaniste.

Au bout de cette grossesse, il restera 10 tableaux vivants, autant de futurs rêvés, de mémoires évoquées, allant de Frida Kalho à Josée Yvon. Des femmes qui ont souffert, qui ont attendu, qui se rappellent. Des femmes qui, malgré l'histoire, ont continué de porter la vie et d'espérer.

Peut-être que le temps n'est pas encore venu, à l'évidence des tragédies qui se jouent encore aujourd'hui, peut-être pas. Mais l'aube continue de succéder à la nuit et peut-être bien qu'il y aura ce jour où la femme sera enfin le futur de l'homme.

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Le spectacle pluridisciplinaire Les Électres des Amériques - Les phares de la mémoire est présenté du 22 octobre au 7 novembre, les jeudis, vendredis et samedis à 20 h, aux Ateliers Jean-Brillant. Circulation libre des spectateurs tout au long de la nuit.

Douze actrices électrisées

Elles ont emprunté divers chemins, passant par plusieurs disciplines et pays, avant de devenir une Électre. Elles sont fébriles, enthousiastes, intenses. Voici les 12 Électres des Amériques.

JADE-MĂRIUKA ROBITAILLE

École nationale de théâtre (Testament, Noir)

«Je connaissais le travail d'Hanna. J'avais vu La divine comédie de Dante dans une église à Québec. C'était extraordinairement beau. Ça mettait les comédiens au défi. On voyait qu'ils avaient peur, qu'ils étaient déstabilisés. J'étais intriguée à l'idée de voir comment je vivrais ce processus. On en fait partie du début à la fin. C'est vertigineux, mais on se laisse aller. Le show, on l'aura terminé la veille de la première.»

CATHERINE MOREAU

Danse à l'UQAM (Mama's Club, Le Freak c'est chic)

«J'aime la beauté, la sensualité. Je crois que le spectacle va être beau et sensuel. Il y a un engagement politique avec une expression poétique qui rend ce projet aussi important pour moi. C'est complètement différent de tout ce que j'ai fait jusqu'à présent. Le projet m'habite 24 heures sur 24. J'adore ça. Le corps va exprimer l'émotion dans la répétition, la durée, l'énergie, la fatigue.»

AUDRAY DEMERS

Théâtre au collège Lionel-Groulx (Série noire, Trauma IV)

«Ce projet tombe parfaitement à ce moment de ma vie. J'aime beaucoup le théâtre de création, le théâtre physique qui confronte les formes. Je suis contente de faire partie d'un mouvement qui change notre vision du théâtre. C'est exigeant, mais on savait dans quoi on s'embarquait. C'est parce que le projet est stimulant et qu'on a un bon rapport que ça devient vivifiant comme expérience.»

SYLVIE POULIOT

Théâtre au cégep de Saint-Hyacinthe (Skye, La femme qui boit)

«Hanna a une méthode de travail fascinante. J'avais fait un stage avec Ariane Mnouchkine, et les approches se ressemblent. On ne sait pas ce que ça va donner, le spectacle, mais je lui fais confiance à 100 %. J'ai découvert des femmes de l'histoire du Québec que je ne connaissais pas. J'ai beaucoup d'admiration pour les femmes du passé. Elles étaient plus fortes que nous parce qu'elles n'avaient aucun moyen. Il n'y a plus de productions semblables de nos jours.»

PÉNÉLOPE DERAÎCHE-DALLAIRE

Théâtre à l'UQAM (Case(s), Quand t'es dans une moissonneuse-batteuse

«J'ai surtout fait mes propres créations. Travailler avec des metteurs en scène, ça remonte à l'école. Travailler avec Hanna, ça ne se compare pas. Ça me fait du bien d'être dirigée et d'être au service de l'oeuvre d'un autre. Depuis deux ans, je fais mes propres créations. Ce projet est en continuité avec ma démarche artistique. C'est un monde parallèle. C'est exigeant, j'aime bien que ce le soit.»

CLAUDIA BERNAL

Arts visuels à l'UQAM (L'envers des îles blanches, Vert moisi est la couleur de l'oubli)

«Comme j'ai une formation en théâtre performatif, cela collait au projet. Physiquement, c'est exigeant, ce qu'on fait, mais j'ai l'habitude. Ce qui diffère pour moi, c'est la dynamique collective, le fait d'être dirigée par quelqu'un d'autre. La façon de travailler d'Hanna colle parfaitement à la mienne aussi. On ne peut pas faire de l'art intéressant si on ne s'implique pas comme personne, comme artiste et comme être humain. Beaucoup de ce qu'on fait ici est lié à notre vie et à notre vision du monde.»

ARIANE CASTELLANOS

Théâtre à l'UQAM (Mémoires vives, Trauma V)

«J'ai fait beaucoup de télévision. C'est un retour au théâtre pour moi et je ne voulais pas que ce soit n'importe quel projet. C'est une possibilité d'explorer quelque chose sans frontière. Ce n'est pas possible de tomber dans la théâtralité. Je dénonce quelque chose qui existe pour vrai avec mes mots et mon corps. Les émotions passent par le corps. Maudit que ça fait du bien un projet où l'on se met au défi.»

STÉPHANIE CARDI

Théâtre à l'UQAM (Variations pour une déchéance annoncée, La noce)

«C'est un travail assez unique, nouveau pour moi. On travaille beaucoup avec le corps. Les textes viennent plus tard dans le processus. Au début, en improvisation, je me demandais où cela s'en allait. Mais là, on voit le spectacle prendre forme. Tout s'imbrique. C'est très présent dans ma vie. On ne peut pas vraiment décrocher, mais l'équipe est formidable.»

SARAH C. POIRIER

Dramaturgie et mise en scène à l'Université Laval (Nombreux seront nos ennemis, Imagination du monde)

«J'ai trouvé avec Hanna quelque chose qui conjuguait mes aspirations et ma vision du théâtre. On a fondé Volte 21 ensemble à Québec et on a déménagé à Montréal pour toucher un nouveau public. Ça fait trois ans que je fais de la recherche pour ce projet. On travaille toujours en improvisation, chacune amène ses idées et Hanna est le guide. À travers ses spectacles, je suis capable d'exprimer ma vision du monde et je n'ai pas à faire de compromis là-dessus.»

KENA MOLINA

Théâtre à l'UQAM (Nouvelle adresse, Le contrat)

«Dès le départ, je trouvais ça super intéressant qu'on soit 12 comédiennes. C'est une aventure tant pour le spectateur que pour nous. J'ai hâte de la découvrir avec le public. Toutes les femmes et l'histoire, c'est immense ce qu'on aborde. Le défi, c'est de toucher à l'universel qui va toucher les gens. J'espère que ça donnera le goût au public de creuser l'histoire des femmes. Hanna rêve fort et c'est vraiment admirable.»

ALESSIA DE SALIS

Théâtre à l'UQAM (études en Europe, organisme Exeko)

«J'ai rencontré Hanna deux mois après mon retour de voyage et j'avais ce trop-plein de formation et d'expériences qui demandait un espace pour s'épanouir. Mon travail de théâtre autochtone chez Exeko aussi m'amenait vers un tel projet. J'ai fait plein de belles rencontres dans les communautés autochtones et la pièce en parle beaucoup. J'avais plein de choses à dire et Hanna nous offrait un espace d'expression qui est voué à ça.»

CAROLINE COURTOIS-SCHIRMER

Théâtre à l'UQAM (Himmelweg, Less Than Zero)

«Je suis embarquée par hasard. J'ai croisé Pénélope, que je connaissais de l'UQAM, au festival Fringe. C'était le jour de ma fête, j'y ai vu comme un signe. Je me lançais dans l'inconnu. Je n'ai pas fait beaucoup de création et d'improvisation, c'est donc en dehors de ma zone de confort. Petit à petit, j'ai trouvé mon chemin. Avec les filles, il y a de belles complicités, de l'écoute, de la générosité. Elles sont inspirantes. J'assume de plus en plus mes propositions.»

PHOTO BERNARD BRAULT, LA PRESSE

Les douze actrices de la pièce Les Électres des Amériques - Les phares de la mémoire.

Électres libres

La Presse a eu le privilège d'assister à plusieurs répétitions de la pièce Les Électres des Amériques pendant trois mois. Avec leur guide Hanna Abd El Nour, les 12 actrices du spectacle se sont engagées dans une expérience unique d'improvisation, de création collective et d'écriture scénique.

LE MYTHE 

Les historiens ne s'accordent pas tous sur le mythe d'Électre, mais on peut le résumer en disant que son frère Oreste et elle vengeront la mort de leur père Agamemnon, tombé dans le piège de sa femme Clytemnestre et de l'amant de celle-ci, Égisthe. 

«J'adore l'histoire. C'est une partie qui m'intéresse beaucoup, la mémoire collective. Ça fait du bien de remettre en question la société, les relations, les traces qu'on laisse», dit la comédienne Audray Demers.

«Électre, sa cause est discutable, ajoute sa collègue Stéphanie Cardi. Moi, je voulais questionner ça. Elle n'est  pas qu'une salvatrice du monde. Elle veut se venger, mais à quel prix?» 

RECHERCHE

Recherche de vocabulaire, de vecteurs corporels, de vérité. Travailler avec Hanna Abd El Nour signifie que l'on cherche à dire avec le corps avant de le faire avec des mots. 

«Ne joue pas au théâtre», dit souvent le metteur en scène en répétition. Dans ce spectacle, il cherche les vérités qui font partie de l'histoire des femmes en Amérique.

«Le thème d'Électre rejoint mon goût pour les projets sociaux et politiques. Moi, j'avais déjà fait un projet au Mexique sur les femmes assassinées à Ciudad Juárez», explique la performeuse Claudia Bernal.

PAROLES DE FEMMES

En répétition, les Électres s'inspirent de la vie, des faits et des mots des femmes d'ici et d'ailleurs. Pour ce faire, certains thèmes sont lancés lors des premières rencontres: exil, chemin, vengeance, solitude, sacrifice.

«Ton texte, ce sont tes mots et c'est toujours comme si on jouait pour la première fois. Ton univers et tes valeurs, c'est toi qui les a cherchés», explique la comédienne Sylvie Pouliot.

«On veut rendre hommage à toutes les femmes du continent. Nous sommes des femmes qui revendiquons notre place dans la sphère publique, dans l'histoire, dans l'action et le discours sociaux», ajoute la cofondatrice de Volte 21, Sarah C. Poirier.

POÉSIE

Le théâtre d'Hanna Abd El Nour est rempli d'images évocatrices. Le metteur en scène les cueille dans les gestes, les chansons, les danses des comédiennes lors des séances d'impro : tressage de cheveux, berceuses, bras ouverts à tous, yeux fermés sur la douleur, le souffle qui engendre la vie, les colères soudaines, les peurs profondes, etc.

«Le langage est poétique. On veut parler de certains sujets et chacun d'entre eux pourrait durer trois heures. Il faut faire confiance à la vision d'Hanna qui est elle aussi poétique et symbolique», soutient la comédienne Kena Molina.

DURÉE

En répétition, Hanna Abd El Nour insiste pour que chacune développe son propre rythme. «Termine ton geste... laisse aller l'action... reste à l'écoute de l'autre.» 

«Le sujet est si vaste que même avec un show de 12 heures, on n'aurait pas terminé», affirme la comédienne Ariane Castellanos. 

«Je suis plutôt impatiente au théâtre, mais je me surprends à trouver une beauté et une vérité dans la durée. On crée du temps. Aujourd'hui dans notre société, c'est précieux», croit sa collègue Catherine Moreau.

PHOTO BERNARD BRAULT, LA PRESSE

La pièce Les Électres des Amériques - Les phares de la mémoire en répétition.