En 1976, la pièce La nef des sorcières, mise en scène par Luce Guilbeault, a profondément marqué son époque. Trente-huit ans plus tard, ce manifeste féministe a inspiré Lise Roy et son équipe d'auteures et d'interprètes qui livreront sur scène une oeuvre engagée, sous forme de collage, avec Je ne suis jamais en retard. Dans une chaîne de questions, ces artistes révèlent à quel point le discours féministe est multiple, toujours d'actualité et... passionnant.

Chantal Guy à Lise Roy

La prise de parole des femmes dans l'espace public est-elle encore une transgression aujourd'hui, près de 40 ans après La nef des sorcières?

Lise Roy: Oui, parler «féministe» est encore aujourd'hui une transgression. Il n'y a qu'à voir les violences infligées aux femmes sur tous les continents: de l'Inde au Pakistan, du Mexique à Longueuil... Ou de lire les messages haineux sur les réseaux sociaux lancés à celles qui osent contester l'instrumentalisation des femmes dans les jeux vidéo. Ou de voir les sourires ironiques de ceux qui contestent les chiffres dévoilant les inégalités salariales des femmes. Exiger, comme le clame le féminisme, que les femmes soient seules maîtres d'oeuvre de leurs vies, demeure un acte sulfureux pour tous les pouvoirs, surtout politiques et religieux.

Lise Roy à Tania Kontoyanni

Toi qui viens d'une culture millénaire et qui vis aujourd'hui dans une société moderne, quelle est ta principale indignation quand tu penses aux femmes que tu connais?

Tania Kontoyanni: Justement, Lise, je songe souvent au legs de ce berceau de la civilisation occidentale qu'est la Grèce antique. Je reconnais là le germe de principes extraordinaires que sont l'accessibilité de la connaissance pour tous (à travers l'alphabet), la liberté d'expression et la démocratie participative, entre autres... Mais cet héritage est à la fois riche et dangereux. Prenons la démocratie, par exemple. N'étaient considérés comme «citoyens athéniens» que les hommes, adultes, fils d'Athéniens. N'y a-t-il pas là également le germe du sexisme, du racisme et de la discrimination en général?

Je crois profondément que ce sont les femmes qui auront le courage de transformer radicalement notre monde avant qu'il ne s'engouffre... si elles réagissent à temps. Mais depuis la Grèce antique, les femmes ont été systématiquement exclues de la sphère politique décisionnelle. Nous nous y sommes conformées au point où, même aujourd'hui, dans un endroit comme le Québec, les femmes n'investissent que très peu la politique active ou alors, elles le font dans l'ombre. Je m'indigne devant nos peurs millénaires, nos doutes quant à nos capacités et le dénigrement du féminin en politique.

Lise Roy

Tania Kontoyanni à Danièle Panneton

Crois-tu qu'il est encore important ou pertinent, au Québec, quand on connaît les avancées de la condition féminine ici, de prendre la paroleen tant que «femmes»?

Danièle Panneton: Et comment que c'est pertinent et important de faire entendre notre parole «de femmes», au Québec, aujourd'hui. Oui, il y a eu de nombreuses avancées de la condition féminine, ici, depuis des décennies MAIS il ne faut pas s'asseoir sur nos acquis qui sont encore et souvent fragiles. L'inégalité salariale sévit encore dans de nombreux domaines entre les hommes et les femmes; le «plafond de verre» contre lequel se butent les femmes pour accéder à des postes de haute direction existe toujours; le faible pourcentage des femmes dans les conseils d'administration des grandes entreprises est un fait avéré; la «double tâche» de la vie professionnelle et domestique est une réalité que vivent encore de nombreuses femmes; la sexualisation à outrance des petites filles et l'instrumentation du corps féminin, fait autant par les hommes que par les femmes, au nom de notre sacro-saint droit à la liberté d'expression et qui fait bien l'affaire de la société marchande dans laquelle nous vivons; cette fausse vérité qui dit: «C'est à cause des féministes que les hommes se sont affaiblis»; et tant d'autres réalités que je pourrais encore nommer... Prendre la parole, comme femmes, est déjà un acte difficile, car il implique d'être réellement entendues, écoutées et prises au sérieux. Prendre la parole et agir en conséquence peut devenir dérangeant, subversif mais combien vivant et créateur autant pour les femmes que pour les hommes qui osent être forts, libres et véritablement aimants.

Danièle Panneton

Danièle Panneton à Dominick Parenteau-Lebeuf

Que dirais-tu à ces jeunes femmes qui disent: «NON, JE NE SUIS PAS FÉMINISTE!»

Dominick Parenteau-Lebeuf: Ah non! c'est un peu court, jeunes femmes! Je pourrais vous répondre bien des choses, mesdames. En variant le ton. Par exemple, tenez: Indulgente: «Je comprends, je suis passée par là.» Baveuse: «Qui vous a donné les moyens de ne pas l'être?» Maternaliste: «Vous verrez, ça viendra...» Cinglante: « Hé, les girls! Un petit voyage en Burkharie pour vous replacer l'affirmation?» Touristique: « Oh! Des disciples de Carla Bruni-Sarkozy! Souriez!» Descriptive: «C'est un choc! ... Ce n'est pas chic! ... Ce n'est pas rap! Que dis-je, ce n'est pas rap? ... C'est une péninsulte!» Centriste: «Ne le soyez pas si vous le voulez, mais de grâce, ne soyez pas anti!»

NON, JE NE SUIS PAS FÉMINISTE? Affirmez-moi ça avec plus de verve, sinon, acceptez qu'un jour ça vous desserve.

Dominick Parenteau-Lebeuf

Dominick Parenteau-Lebeuf à Nicole Brossard

Comment réagis-tu à l'affirmation «Le masculin est universel et le féminin particulier»?

Nicole Brossard: Il y a de l'universel (l'espèce) du singulier (l'individu) et du pluriel (les cultures) tout comme il y a du même, du semblable et de la différence, mais en aucun cas cela peut servir à justifier la mondialisation de l'infériorisation systématique des femmes et de la violence qui s'en suit à leur égard. En ce sens, les monothéismes ont tout particulièrement donné le coup d'envoi à des narrations mythiques et moralisatrices qui, combinées à des décrets de domestication et de contrôle des femmes ont carrément évacuées celles-ci de l'humanité.En ce qui concerne l'expression du visage humain, il y a un universel de six expressions: joie, colère, peur, tristesse, surprise, dégoût. Pour la nuance de chacune de ces expressions, il y a des mots capables de reconfigurer nos plus intimes sentiments, nos plus essentiels désirs. Car oui, en littérature, une connaissance approfondie du particulier acquiert souvent un caractère universel.

Nicole Brossard

Nicole Brossard à Louise Bombardier:

La beauté des femmes est-elle incompatible avec leur colère?

Louise Bombardier: Merci, Nicole pour ton haut savoir qui éclaire nos abysses. Ô toi qui aime la nuance, je crois qu'il existe toutes sortes de femmes: les belles en colère ont plus de crédibilité, bien que certains et certaines disent qu'elles ont la part belle. Je suis une femme en colère et chez les comédiennes, c'est assez mal vu. Et, en général, dans la société, on nous appelle les sorcières, les névrosées, les chialeuses. «Une femme en colère devient laide», disait ma grand-mère, ça en dit long sur le statut de cette femme. «Une femme laide, c'est normal qu'elle soit en colère» c'est la première impression du tout venant. La beauté et la colère devraient pactiser, mais, comme tu dis toi-même, je préfère l'aérien, car je suis fatiguée de la colère. C'est mon âge qui parle et ma situation de privilégiée.

Si on te brûle le visage, ou te viole ou te lapide, ta colère te sauvera, que tu sois belle ou laide, la misogynie est la même. Je suis très perplexe devant cette dualité beauté/colère. Nancy Huston en abuse parfois. Quand tu as été une beauté, en vieillissant, tout devient piège, il y un embourgeoisement de la sagesse. Je préfère les vieilles dames indignes, qui l'ont toujours été... indignes.

Moi j'adore les femmes en colère, je les trouve belles et sexy à tous âges. Elles sont vivantes.

Louise Bombardier

Louise Bombardier à Marie-Ève Gagnon

En quoi penses-tu que le fait d'être femme te rend moins connue et moins jouée, malgré ton immense talent?

Marie-Ève Gagnon: Voilà une question à laquelle je ne peux répondre qu'en partie chère Louise, je ne sais pas si le fait que je sois femme talentueuse ou pas explique ma maigre diffusion. Les raisons sont multiples comme toujours. Certaines m'appartiennent et dérivent de la biographie, elles ne sont pas intéressantes à ce moment. D'autres sont systémiques et de celles-là je peux parler à mon aise. Je les connais pour avoir rédigé une étude sur la place des auteures dramatiques sur les scènes québécoises: «Le rideau de verre». Les femmes veulent écrire et le font, elles sont dans les écoles, elles font du développement dramaturgique, c'est à la diffusion que ça se gâte. En 2009, quand j'ai publié l'étude, elles représentaient 40% des auteurs dramatiques mais seulement 29% d'entre elles étaient diffusées. Et bien entendu, plus les moyens de production disponibles et les revenus potentiels augmentent plus la proportion de textes écrits par des auteures diminue.Et regarde-nous, toute notre ribambelle d'auteures, il y a quand même des forces, des légendes dans ce groupe et ne sommes-nous pas dans la toute petite salle?

Marie-Ève Gagnon

Question de Marie-Ève Gagnon à Émilie Gilbert

Qu'est-ce qu'une mère devrait dire à sa fille ou qu'est-ce qu'une fille devrait dire à sa mère?

Émilie Gilbert: Je pense qu'il n'y a pas de bonne réponse à cette question, mais j'aurais envie de rendre un petit hommage à maman puisqu'elle a si bien fait ça... Ma mère m'a toujours dit que j'étais capable de tout si je travaillais fort. C'est ainsi que j'ai été élevée. Dès mon jeune âge, je n'ai jamais senti (même si ma mère a fait le choix de rester à la maison pour nous élever) que les femmes étaient le sexe faible, que les hommes et les femmes n'avaient pas les mêmes droits, les mêmes choix (avant de réaliser que ce n'était pas vrai partout dans le monde!!). Ma mère m'a toujours encouragée dans mes décisions, dans mes projets de vie, même s'ils l'insécurisaient beaucoup. Jamais elle ne m'a dit «Tu verras, être une femme, c'est plus difficile...». Et j'en suis fort reconnaissante. Grâce à ça, je ne me suis jamais sentie plus faible ou moins capable.

Si j'ai une fille un jour, c'est ce que j'aimerais lui transmettre. Et à ma mère, j'aurais envie de dire merci.

Émilie Gilbert

Émilie Gilbert à Nicole Lacelle

Comment parler de féminisme aujourd'hui sans que ça sonne ringard?

Nicole Lacelle: Tout «sonne ringard» quand il s'agit d'une chose extrêmement importante qui n'est plus jugée à la mode. Ce qui n'a jamais été socialement remarquable est neutre. Il n'y a rien de ringard au féminisme, aujourd'hui; il n'y a que des adversaires au pouvoir. Pour que le féminisme «sonne ringard», il faut réciter son petit catéchisme: les talons hauts, ce n'est pas bon; les décolletés, ce n'est pas beau; avoir un enfant avant 20 ans, c'est terrible; faire carrément des reproches, c'est attaquer; faire la rue, c'est effrayant; clamer le lesbianisme, c'est tellement pas nécessaire... Disons notre vérité, sans l'exagérer et sans la diminuer, réclamons la justice et la liberté. Tout sauf ringard.

Je ne suis jamais en retard, du 4 au 22 novembre à la salle Jean-Claude-Germain du centre du Théâtre d'Aujourd'hui.

Nicole Lacelle