René Richard Cyr revisite la pièce qui a inauguré le Théâtre du Rideau Vert en 1949. Autour d'un sujet terriblement tabou à l'époque... qui nous montre tout le chemin parcouru au Québec.

«Tu as peur de l'entendre, et moi encore plus!

- Je ne veux pas t'écouter.»

Quelle est cette horrible chose que Marthe, jeune institutrice des Innocentes, a peur de dire à sa collègue et grande amie? Ce sentiment qu'elle n'ose pas lui avouer tant elle se sent affreusement «coupable» ? Et qui détruira sa vie? Qu'elle l'aime, tout simplement...

C'est ainsi que les homosexuels vivaient dans un passé pas si lointain ni totalement disparu dans le monde. Cachés, brisés, confus et honteux. Et c'est pour montrer «le chemin parcouru et celui qui reste à faire» que René Richard Cyr a voulu mettre en scène cette pièce de l'auteure américaine Lillian Hellman, qui a inauguré le Rideau Vert le 17 février 1949. «Ma mère, qui a 95 ans, l'a vue à l'époque, raconte Cyr. Mais elle se souvient seulement d'Yvette Brind'Amour, qui jouait Karen, la femme convoitée de tous.»

Pour le metteur en scène, cette oeuvre écrite en 1934 n'expose pas seulement d'où l'on vient socialement, sentimentalement et théâtralement. «C'est comme regarder un bon vieux film, dit-il. Un bon mélodrame. Or, le texte n'est pas poussiéreux. Au contraire, il est follement bien écrit, bien construit. J'ai l'impression de ressortir l'argenterie du buffet d'une grand-mère, pour la frotter et réaliser qu'elle brille à merveille!»

La fin de l'innocence

Après sa création à Broadway, la pièce de Lillian Hellman a été reprise avec succès en France, dans les années 40. Elle fera l'objet de deux films, dont l'un réalisé par William Wyler, en 1961, avec Audrey Hepburn et Shirley MacLaine. René Richard Cyr a voulu se servir de la traduction originale d'André Bernheim. Il a fait quelques coupes pour dépouiller le texte, enlevé les nombreuses formules de politesse. Mais il tenait à conserver la facture de l'époque, en évitant de trop moderniser ce drame.

Les innocentes se déroule dans une école privée d'une petite ville aisée de la Nouvelle-Angleterre, au milieu des années 30. À l'époque, l'homosexualité est qualifiée de «contre nature»: on ne prononce jamais le mot «lesbienne» (ou «gai») durant toute la pièce.

Une élève - une petite vipère qui ment comme elle respire - inventera une liaison immorale entre Marthe et Karen (Sylvie De Morais et Rose-Maïté Erkoreka). Bien que Karen soit fiancée à un médecin (Samuël Côté), la rumeur va s'emballer dans la petite communauté. Et les deux femmes vont tout perdre: travail, honneur, estime, dignité... Andrée Lachapelle et Sylvie Drapeau font partie de cette distribution intergénérationnelle.

Sentiment de culpabilité

N'y a-t-il pas un malaise à revisiter une pièce sur la culpabilité d'une lesbienne honteuse, alors que les gais et les lesbiennes commencent à peine à avoir des modèles positifs pour les représenter? «Je ne le vois pas sous cet angle, répond Cyr. Pour moi, c'est un aveu que Marthe se fait à elle-même. Une vérité qu'elle apprend sur elle-même à cause d'un mensonge. Il y a encore des gais aujourd'hui qui, du jour au lendemain - à 35, 40 ans -, se déclarent homosexuels. Même dans le milieu du théâtre!»

Avant tout, cette production veut rendre hommage, pour les 65 ans du Rideau Vert, aux deux fondatrices du théâtre, qui ont formé un couple dans la vie.

Le metteur en scène perçoit dans le choix des deux fondatrices «un féminisme naissant et formidable»: «Metcha [surnom de Mercedes Palomino] et Yvette [Brind'Amour] voulaient frapper un grand coup avec Les innocentes, avance Cyr, en citant le comédien Gérard Poirier. Les directrices ont choisi une pièce avec 10 femmes [!] et seulement 1 homme. Pour faire travailler des actrices au sein de leur compagnie. Elles étaient des bâtisseuses. Des femmes libres et audacieuses... en 1949.»

C'est aussi une charge contre l'hypocrisie, le sectarisme, le sexisme et le puritanisme. Lillian Hellman et son mari, le romancier Dashiell Hammett, ont été soupçonnés de communisme à l'ère du maccarthysme, dans les années 50. Leurs oeuvres ont été censurées par le gouvernement américain et retirées des bibliothèques publiques de tout le pays.

Hélas! il y a souvent un prix à payer pour demeurer honnête envers ses principes et sa nature...

Un billet contre l'homophobie

À l'occasion de la présentation des Innocentes de Lillian Hellman, le Rideau Vert s'associe à la fondation Émergence qui lutte contre l'homophobie. Ainsi, du 13 mai au 7 juin, pour chaque billet vendu de cette production traitant d'homophobie, une somme de 5$ sera versée à la fondation. Rappelons que la Journée internationale contre l'homophobie a lieu le 17 mai.

_______________________________________________________________________________

Au Rideau Vert, du 13 mai au 7 juin.