Comment vivre dans un monde riche, puissant et performant lorsqu'on est pauvres, vulnérables et instables? Voilà le paradoxe américain. Cette nation déchirée entre l'enfer et le paradis, la beauté et la misère; dans laquelle certains ont l'impression de ne pas habiter le pays où ils sont nés.

C'est le cas de Kevin (Éric Robidoux) et de Jasper (Mathieu Quesnel), dans Les flâneurs célestes, une oeuvre noire et lumineuse de l'auteure américaine Annie Baker, à l'affiche du Prospero. Ils forment un drôle de couple. Deux beatniks de 30 ans qui passent leurs journées à glander dans la cour arrière d'un café, une sorte d'espace-temps suspendu, très bien rendu par le décor épuré de Cédric Lord. Cette production, dirigée avec doigté par Jean-Simon Traversy, évoque donc l'Amérique des marginaux et des ratés sympathiques et est portée par un brillant trio d'acteurs.

L'air du temps

Il y a deux sortes d'écrivains: ceux pour qui écrire représente un métier, et ceux pour qui écrire est une façon de vivre. Kevin et Jasper sont des enfants de Bukowski, Kerouac et Henry Miller. Malheureusement, ils n'auront jamais la notoriété de ces derniers. Leur «génie» se contentera donc de ce (petit) coin de cour, derrière un café où, pour se distraire, les amis discutent, lisent, fument, boivent du thé et chantent ensemble. (Mathieu Quesnel y va de quelques compositions à la guitare.) Comme si la vie était une éternelle répétition.

Puis arrivera, Evan, le nouveau busboy du café. Il ne les connaît pas. Il va leur demander poliment d'aller flâner ailleurs... Bien sûr, Jasper et Kevin, pour qui l'obéissance n'est pas une vertu, ne l'écouteront pas et resteront là. Mais ils feront beaucoup mieux que d'obéir: ils vont s'intéresser à lui. Ces deux paumés, aux yeux des autres, vont aider Evan à s'affranchir et à se libérer de ses peurs, de sa solitude.

Cette modeste production de LAB87 a le mérite de nous faire découvrir une nouvelle voix de la dramaturgie américaine (la pièce est traduite par David Laurin). Dans le rôle de Kevin, Éric Robidoux est renversant! Son personnage est le plus fou et fragile des deux amis. Robidoux le joue sur le fil, comme si, petit, il était tombé dans une marmite de champignons magiques! À la fin, Kevin s'avérera plus fort que Jasper. Mathieu Quesnel interprète ce dernier avec une rage contenue, «un désespoir qui n'a pas les moyens», comme disait Ferré.

Dans le rôle d'Evan, le jeune Laurent Pitre est une révélation! L'acteur vient à peine de terminer sa formation au cégep Dawson et livre une prestation sans faille. Son jeu, toujours juste, fait preuve autant de présence que d'écoute.

Après L'obsession de la beauté à La Licorne, l'an dernier, cette compagnie de théâtre en marge présente un autre spectacle rempli de finesse et d'humanité.

Au Théâtre Prospero (salle intime), jusqu'au 12 avril.