Elles ont moins de 40 ans et sont trois voix importantes du théâtre québécois. Ces femmes nous disent ce qu'elles doivent au théâtre de Tremblay, aux créations de Brassard et à Albertine. En cinq questions.

Q : En quoi êtes-vous redevable au théâtre de Tremblay?

Evelyne de la Chenelière : Je me souviens du premier choc (littéraire, esthétique et même identitaire) que j'ai vécu au théâtre. C'était lors de la représentation d'En pièces détachées, avec Sylvie Drapeau qui incarnait Thérèse. Michel Tremblay nous a montré la perspective d'une telle liberté formelle, d'une telle puissance dans le geste d'écriture et, surtout, la possibilité d'un ancrage dans la société et ses enjeux sans pour autant sacrifier la poésie. C'est un legs infiniment précieux.

Catherine Vidal : Le couple de créateurs Tremblay/Brassard a, avec d'autres, défoncé des portes importantes pour le théâtre au Québec. Il a mis l'identité québécoise au centre de la dramaturgie.

Sarah Berthiaume : Pour moi, l'héritage de Tremblay, c'est le droit de s'approprier notre langue dans toute sa beauté, sa laideur, sa bâtardise. C'est l'occasion d'en faire un matériau poétique, une parole théâtrale vive, chargée, signifiante. [...] Si ma pièce Yukonstyle a pu être créée dans un théâtre national à Paris [le Théâtre de la Colline] et publiée dans sa version originale (sans que j'aie à me battre avec l'éditeur français pour conserver les «faque», les «pis», les sacres, les anglicismes), c'est parce que Tremblay et Brassard ont enfoncé des portes, il y a près de 50 ans.

Q : L'oeuvre de Tremblay se conjugue souvent au féminin. Croyez-vous que le dramaturge a compris ce qui se cache dans le coeur des femmes?

Evelyne de la Chenelière : À mes yeux, Tremblay a su cerner, nommer, sublimer la rage et la violence que ressentent les femmes. Il a, selon moi, créé volontairement des archétypes forts, moteurs de passions souvent tragiques, sans prétendre à une analyse des femmes ou de leur condition. Michel Tremblay est un grand écrivain de fiction, un maître de la structure et de la représentation. Alors, lire son oeuvre dans une perspective purement sociologique, ce serait se priver d'une grande part de poésie et de mystère.

Catherine Vidal : Pas seulement les femmes, il me semble qu'il a radiographié de façon très juste les hommes et les femmes qui l'entouraient. C'est assurément un auteur qui sait finement observer, écouter et transformer cette matière en théâtre.

Sarah Berthiaume : Oui. Je crois d'ailleurs que c'est le propre des grand(e)s auteur(e)s: une compréhension de la psyché humaine qui permet de créer des personnages férocement authentiques en dépit de leur âge, de leur genre, de leur classe sociale. Une sensibilité qui permet de comprendre l'autre, quel qu'il soit.

Q : Quel souvenir gardez-vous de la première fois que vous avez vu Albertine, en cinq temps?

Evelyne de la Chenelière : J'ai vu la pièce à Espace Go, en 1999. J'en garde un grand souvenir! Il est rare, sur nos scènes, de rencontrer des oeuvres théâtrales qui sont libérées du réalisme et qui ne craignent pas pour autant l'émotion.

Catherine Vidal : C'est une partition formidable pour les actrices! Un portrait de femme traduisant scéniquement toute la complexité de l'être humain: les cinq femmes, différentes en âge et en caractère, sont pourtant la même femme. Pour comprendre Albertine, il faut faire la somme de tous ces différents éclairages.

Q : Albertine est un archétype de la mère québécoise durant la Grande Noirceur. Elle a un sentiment d'impuissance, de honte et de culpabilité qui l'empêche de se réaliser. Est-ce encore le cas de beaucoup de femmes au Québec?

Evelyne de la Chenelière : Nous vivons une nouvelle Grande Noirceur. La violence économique est palpable dans la ville. Montréal est plein de femmes à l'image d'Albertine. Elles sont pauvres (et souvent mères de famille monoparentale), elles se sentent méprisées, humiliées, impuissantes et coupables. Malheureusement, elles ne verront pas Albertine, en cinq temps au TNM...

Catherine Vidal : Ça s'est modifié, il me semble. Les générations qui ont suivi ont dû se débattre avec une petite Albertine enfouie au fond d'elles-mêmes. Le syndrome de l'imposteur par rapport à la réussite, au succès. Mais aujourd'hui, j'ai l'impression que les jeunes générations s'autosabotent moins. Même s'il reste encore du chemin à faire, la société québécoise leur permet de s'épanouir avec plus d'assurance.

Sarah Berthiaume : Les femmes de ma génération jouissent de nombreux acquis qui faisaient défaut aux femmes de l'époque d'Albertine. [...] Toutefois, il serait faux de penser que le sentiment d'impuissance et de culpabilité lié au fait d'être une femme est chose du passé. Mes personnages féminins ont beaucoup plus d'outils qu'Albertine pour se réaliser, mais ils n'en sont pas moins aux prises avec les maux de leur époque: échec de la conciliation travail-famille, inégalités salariales, objectivation du corps féminin véhiculé par les médias, sexisme ordinaire...

Q : À qui ressemblerait l'Albertine d'aujourd'hui?

Catherine Vidal : À un homme ou à une femme qui n'est pas en adéquation avec notre modèle sociétal. Le système capitaliste en favorise certains et broie ceux qui n'arrivent pas à suivre le modèle standard de réussite.

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Evelyne de la Chenelière, 38 ans, auteure et comédienne. Sa pièce Bashir Lazhar a été adaptée en 2011 au cinéma par le réalisateur Philippe Falardeau, sous le titre de Monsieur Lazhar.

Catherine Vidal, 37 ans, metteure en scène et comédienne. Elle a mis en scène Le grand cahier, d'après le roman d'Agota Kristof. Créée en 2009 au Prospero, la pièce a été reprise au Quat'Sous, puis en tournée.

Sarah Berthiaume, 29 ans, auteure et comédienne. Elle était de l'équipe des créateurs du spectacle iShow. Sa pièce Yukonstyle, présentée au Théâtre d'Aujourd'hui au printemps 2013, a été produite en France, en Allemagne, en Autriche, en Belgique et à Toronto.