Assis sur une banquette au fond du café Byblos, Gabriel Arcand a regardé sa montre d'un air inquiet. Il a pris une dernière gorgée de son thé à la menthe et m'a signalé qu'il devait absolument partir. Je lui ai demandé pourquoi tout de suite.

«Parce qu'il m'attend», m'a répondu l'acteur de 64 ans.

«Il»: pronom masculin représentant un nom masculin de personne, d'animal ou de chose. Dans le cas qui nous concerne, ce «il» est un acteur vieillissant de 60 ans du nom de Feuerbach qui a été convoqué à une audition avec un grand metteur en scène. Ce «il» est aussi un personnage, une pure création de l'auteur allemand Tankred Dorst. Et pourtant, dans l'esprit de Gabriel Arcand et dans la pointe d'anxiété qui fait moduler sa voix, Feuerbach n'est pas qu'un personnage. Il semble avoir une existence propre, des exigences et des attentes à l'égard de son interprète.

Feuerbach attend Arcand comme un patron attend son subalterne. On le comprendrait aisément si Arcand venait à peine de se glisser dans la peau du personnage. Mais c'est loin d'être le cas. À partir de 1995 et jusqu'en 2001, Arcand a interprété Feuerbach une centaine de fois, un peu partout au Québec et dans le nord de l'Ontario. Il connaît son personnage sur le bout des doigts.

«Oui, mais c'était il y a longtemps, plaide Arcand. J'étais plus jeune, j'étais plus en forme. Treize ans plus tard, j'ai besoin de retrouver le personnage, et c'est plus difficile que prévu.»

L'instant présent

Lorsque l'acteur s'est pointé au café, je lui ai demandé de me nommer quatre rôles marquants qu'il a interprétés au cours d'une carrière qui s'étend sur 40 ans. Mais Gabriel Arcand ne pense jamais en termes de carrière. C'est contre sa religion. Il n'aime pas remonter dans le temps, sauf pour rappeler qu'il a fondé le Groupe de La Veillée, en 1974, après une maîtrise en philo à McGill, un stage d'été à La Roulotte de Paul Buissonneau et un stage de six mois en Pologne avec Jerzy Grotowski, son mentor et ami.

Le fameux Grotowski était un théoricien du théâtre qui plaçait l'acteur au centre du jeu et privilégiait sa présence physique au détriment des décors, des éclairages ou des effets spéciaux. Autant dire que Grotowski, qui est mort en 1999, n'aurait jamais été un fan Robert Lepage. Mais ce n'est pas pour ces raisons que Gabriel Arcand refuse de fouiller sa mémoire pour retrouver les rôles qui l'ont marqué.

«C'est parce que l'important, pour un acteur, m'explique-t-il, c'est l'instant présent. C'est le rôle dans lequel, en tant qu'acteur, tu t'investis corps et âme, maintenant, tout de suite. Le grand paradoxe de ce métier-là, au théâtre, du moins, c'est qu'une fois que l'acteur a tout donné et qu'il quitte la scène, il ne reste plus rien. Tu ne peux pas ramener l'acteur chez toi et le ranger sur un rayon de bibliothèque. C'est éphémère et évanescent, notre métier. C'est comme faire une sculpture dans la neige.»

Arcand raconte que lorsqu'il a lu le texte de Moi, Feuerbach pour la première fois, il a été renversé par sa clairvoyance. «Tout ce que j'ai dit du métier, tout ce que j'ai entendu dire par les autres, tout ce que les acteurs pensent des metteurs en scène, tout ça, c'est dans le texte de la pièce.»

Saisissant la balle au bond, je lui demande ce qu'il pense des metteurs en scène. Les aime-t-il? Trouve-t-il qu'ils sont un mal nécessaire? Arcand répond par une pirouette en refusant de se prononcer, sous prétexte qu'il doit gagner sa vie.

Au cinéma, Arcand a travaillé avec des dizaines de metteurs en scène, mais au théâtre, seulement avec une poignée, dont son ami et complice Théo Spychalski qui signe la mise en scène de Moi, Feuerbach. De la même manière, Arcand n'a trompé le théâtre Prospero (géré par la Veillée) que deux fois pour aller jouer au TNM dans Tartuffe et Hamlet. «Le théâtre, c'est des familles. Est-ce que tu as déjà vu Michel Dumont jouer ailleurs que chez Duceppe?», répond-il en guise de justification.

Trois exigences

Cela ne l'empêche pas d'aller au théâtre voir le travail des autres. Quand il est assis dans la salle, il n'a que trois exigences.

«Je veux être surpris, bouleversé et ému, dit-il, trois choses que l'on retrouve rarement ensemble aujourd'hui. C'était le cas dans les années 80, qui ont été des années très fertiles et effervescentes. Mais l'effervescence s'est atténuée avec le plafonnement des subventions, le manque d'argent et l'arrivée des gens d'affaires dans le milieu. Les choses ont beaucoup changé, encore que, depuis quelque temps, il y ait une nouvelle génération qui émerge, très créative et allumée, qui redonne espoir.»

Gabriel Arcand n'a pas fait d'école de théâtre à proprement parler. Il n'est pas contre l'école, mais déplore toutefois que chaque année, les six écoles de théâtre au Québec jettent sur le marché plus de 70 nouveaux acteurs dont au moins le tiers finissent par changer de métier. «Le marché québécois est trop petit pour absorber autant de nouveaux acteurs, et comme Fabienne Larouche écrit déjà beaucoup et ne peut pas tout faire et tout écrire, je ne vois pas de solution», dit-il en ne plaisantant qu'à moitié.

Chose certaine, Arcand, lui, n'a jamais manqué de travail, surtout au cinéma. Depuis son tout premier rôle dans La maudite galette, réalisé par son frère Denys Arcand, jusqu'à aujourd'hui, il a tourné dans 24 films. Le dernier, Le démantèlement, a obtenu un grand succès critique. Aujourd'hui même, aux prix Lumières à Paris, le film est en lice avec Gabrielle pour le prix du meilleur film francophone hors France.

Arcand est ravi pour le film, mais surtout pour son personnage: «Le réalisateur Sébastien Pilote disait de Gaby, mon personnage, que c'était un beautiful loser. Je ne suis pas d'accord. Ce n'est pas un perdant. C'est, au contraire, un homme très courageux qui vend sa ferme avant tout pour se libérer du poids du passé. Dans le film, il finit dans une piaule minable, mais je sais qu'il n'y est plus. Il est ailleurs.»

Arcand ne s'étend pas sur le lieu où vont les personnages une fois qu'ils ont quitté la lumière.

Il n'a pas le temps. Il est attendu sur la scène du Prospero. Et à voir la vitesse à laquelle il disparaît, j'en conclus que Feuerbach n'est pas un acteur très patient. Gabriel Arcand n'a qu'à bien se tenir.

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Moi, Feuerbach, au Théâtre Prospero, du 21 janvier au 8 février.