La Presse a rencontré Gilles Pelletier avec sa conjointe Françoise Graton, cet automne, dans l'appartement de leur résidence, à Outremont. Afin de souligner les 50 ans du Théâtre Denise-Pelletier, que le couple a fondé en 1964 avec Georges Groulx. Mais surtout, pour rendre hommage à l'inoubliable interprète de Xavier Galarneau, Joseph Latour et Cyrano de Bergerac.

La première chose que l'on remarque, lorsque Gilles Pelletier nous ouvre la porte, c'est la belle stature de l'homme. Malgré ses 88 ans, il a le dos droit, la tête haute et la poignée de main ferme.

On pourrait croire qu'il a le port altier des acteurs consacrés... Pas du tout! Pelletier fait, sans conteste, partie de l'histoire du théâtre et de la télévision au Québec. Un monument qui a joué des centaines de rôles en 60 ans de carrière. Or, aucune trace d'orgueil ne voile son regard. À peine une pointe de fierté dans ses yeux qui, malgré la fatigue et les paupières tombantes, demeurent clairs et lumineux.

Une romancière a écrit que ce qu'il y a de plus important chez les vieillards, ce sont les yeux, car ils détiennent l'histoire de leurs vies. Ceux de Gilles Pelletier sont bleus comme la mer qu'il a tant sillonnée (ses «deux vocations» étaient le théâtre et la marine). Au fond des yeux de monsieur Pelletier, on perçoit beaucoup de bonté. Comme si ce vieux monsieur nous affirmait, sans prononcer un mot - dans le sous-texte, pour prendre une expression théâtrale -, qu'au bout du compte, il a mené une très bonne vie.

Françoise Graton, son amoureuse et complice, qu'il a connue sur les planches en 1953 (la jeune première avait 22 ans, lui 28), fait entrer le journaliste et le photographe. L'appartement est petit, mais chaleureux. Sur les murs, des photos de famille et des oeuvres d'artistes automatistes: Roland Giguère, Claude Vermette, Jean-Paul Mousseau. Un portrait du couple, réalisé par Denise Pelletier, semble immortaliser leur grand amour.

Madame Graton décroche deux cadres du mur: une photo des amoureux assis sur un banc, en face du Théâtre Denise-Pelletier; une autre du couple en compagnie de Georges Groulx, à l'époque de la fondation de la Nouvelle Compagnie théâtrale (NTC), en 1964. Sur les rayons de la bibliothèque, on trouve les oeuvres complètes de Marcel Dubé et de Victor-Lévy Beaulieu, deux auteurs marquants dans la carrière de Gilles Pelletier.

Mais ce qui nous frappe, c'est le rocher au fond de la cour qui donne sur un versant du Mont-Royal; le même dont Huguette Oligny parlait dans Le Goût de vivre: «Ce beau rocher m'a convaincue de venir habiter au-dessus de chez Gilles et Françoise», confiait l'actrice dans ce film tourné peu avant sa mort, en mai dernier. «Parce qu'il représente des choses concrètes, solides, immuables: la force de la vie sur le temps qui passe.»

À l'image de Gilles Pelletier. Acteur au long cours. Homme droit et fort. Un vieux chêne dans la forêt de la vieillesse.

L'enfance de l'art

Gilles Pelletier est né à Saint-Jovite, le 22 mars 1925. Sa famille déménage à Montréal peu de temps après, et son père y installe son cabinet de notaire. Les Pelletier sont cultivés. Albert Pelletier a fondé une maison d'édition, une revue littéraire et a été critique au journal Le Canada. Sa femme, Marie-Reine Vaugeois, jouait du piano et organisait des soirées littéraires et musicales, le samedi soir. Leur fille aînée, Denise, a été une actrice légendaire. Elle et son petit frère ont fait très jeunes leur apprentissage dramatique, avec les Sita Riddez, François Rozet, Jean Valcourt, entre autres maîtres.

Les Pelletier reçoivent, rue Saint-Hubert, angle Cherrier, l'intelligentsia de l'époque: Olivar Asselin, Claude-Henri Grignon, Saint-Denys Garneau et plus tard Roger Lemelin. Grignon a même écrit Un Homme et son péché dans leur maison, profitant des précieux conseils d'Albert Pelletier.

Malgré l'aura artistique de sa famille, à 17 ans, Gilles Pelletier quitte les études préparatoires pour devenir matelot. Il effectue un stage dans une école navale, puis s'engage dans la marine. Il navigue avec les Forces navales françaises libres durant la Seconde Guerre mondiale. Il a même pensé se faire naturaliser français...

Or, à la fin de la guerre, le destin fait bifurquer sa route. «Je devais partir en expédition aux Antilles. La veille de mon départ pour New York, le bateau a fait abordage. L'expédition a été retardée. Comme je n'avais pas de boulot, j'ai donné la réplique à ma soeur qui apprenait un rôle. Un acteur de la production s'est désisté; je me suis offert pour le remplacer.»

Le premier rôle

Il s'agissait d'un rôle secondaire dans Le songe d'une nuit d'été, sous la direction du visionnaire metteur en scène Pierre Dagenais (le Robert Lepage ou l'André Brassard de l'époque!). Peu importe, l'apprenti-comédien a la piqûre: «J'étais assez bon pendant les répétitions, se souvient Pelletier. Mais la première fois que je suis monté sur scène... j'étais pourri! J'ai paralysé devant le public.»

Quatre ans plus tard, en 1949, il maîtrise assez son métier pour que la troupe des Compagnons de Saint-Laurent lui confie le rôle de Britannicus (sa soeur défendait Agrippine). Ensuite, les offres se bousculent. Au théâtre, à la radio, au cinéma, puis à la télévision où il fait ses débuts dans La famille Plouffe, en 1953. La même année, Pelletier joue avec Montgomery Clift dans le film d'Alfred Hitchcock, I Confess, tourné à Québec. En 1955, l'acteur devient populaire à travers la province grâce au téléroman Cap-aux-sorciers. Il interprète un vieux capitaine de navire. (Son rêve de marin ne s'éteint pas en 1945: Pelletier va naviguer chaque été durant des décennies.) Sur scène, Pelletier incarne Cyrano, César, Don Juan, OEdipe, Léopold, Macbeth... Polyvalent, dites-vous?

Dans les années 60, il joue à Broadway avec Geraldine Page. Il maintient le cap durant les décennies suivantes. En 1987, après avoir quitté la direction artistique de la NCT, il revient en force à la télévision dans la peau de Xavier Garneau. Ce rôle de L'héritage de Victor-Lévy Beaulieu lui permet de récolter deux Métrostar.

Gilles Pelletier aimait dire que le plus beau rôle «c'est toujours le prochain». Hélas, il n'y aura plus de prochain rôle pour lui. Non par lassitude ni à cause de sa santé. Mais parce qu'il doute de ses capacités: «Ce n'est pas la mémoire qui fait défaut, dit-il. C'est la concentration. Et pour jouer, il en faut énormément!

«Un soir pendant une représentation de Don Juan, au Gesù, une femme s'est évanouie dans les premières rangées, à l'instant même où j'amorçais un monologue!» Pelletier, l'homme, a vu la femme et a été troublé. Toutefois, Pelletier, l'acteur, a saisi que cet incident allait lui faire perdre l'attention du public.

«Alors, j'ai traversé la scène, sans changer mon jeu d'un iota! Et j'ai senti le regard du public me suivre, se déplacer côté cour à jardin. Et personne n'a réalisé ce qui se passait à l'autre bout de la salle!»

C'est durant une tempête qu'on reconnaît les bons capitaines!