La metteure en scène Alice Ronfard n'a jamais ressenti le besoin d'étudier le théâtre. Pourquoi l'aurait-elle fait? Avec pour mère Marie Cardinal, écrivaine et personnage théâtral par excellence, et pour père l'homme de théâtre Jean-Pierre Ronfard, la leçon de théâtre était domestique et quotidienne. Ça, c'est sans compter les répétitions où son père l'entraînait sans qu'elle se fasse prier.

C'est ainsi que la petite Alice a assisté à la création de Les oranges sont vertes, en 1972, cachée sous la table de la salle de répétition. Qu'elle a rencontré et connu Claude Gauvreau. Qu'elle a passé une nuit à la mythique Nuit de la poésie. D'aussi loin qu'elle se souvienne, le théâtre faisait partie de la vie de ses parents et donc de la sienne.

Nous nous retrouvons 40 ans plus tard, un vendredi, dans le hall vide de l'Espace Go. L'horloge au mur marque 16h, l'heure où habituellement on envoie valser ses souliers, pose ses pieds sur un pouf et commence à se détendre. Mais Alice Ronfard n'est pas portée sur la détente. Elle sort d'une répétition d'Une vie pour deux, la pièce adaptée par Evelyne de la Chenelière d'un roman de Marie Cardinal, créée l'an passé et de retour à l'Espace Go. La pièce, inspirée d'un fait vécu par Cardinal et Ronfard, raconte l'histoire d'un couple qui se désagrège après la découverte du cadavre d'une noyée sur la grève par le mari, qui refuse de partager son trouble et son émotion avec sa femme.

Alice a répété tout l'après-midi avec Violette Chauveau et JeanFrançois Casabonne. Puis, à 18h, elle se précipitera à l'École nationale rejoindre les finissants pour une répétition de Voyage au bout de la nuit, une adaptation de deux romans de Céline par Wajdi Mouawad dont elle signe la mise en scène. Ses journées, ces jours-ci, ressemblent à une longue et interminable répétition, mais Alice s'en fout: le théâtre, c'est sa vie, l'air qu'elle respire, sa passion et sa raison d'être.

Maman Cardinal

Or, depuis un an, Alice Ronfard ne nage pas seulement dans les eaux tumultueuses du théâtre, mais dans l'univers de sa mère, disparue en 2001. Coup sur coup, Alice a en effet participé à la naissance de trois oeuvres distinctes portant la parole de Marie Cardinal: le livre L'inédit, une collection de textes jamais publiés de Cardinal, choisis et retranscrits par Alice et sa soeur Bénédicte, la pièce Une vie pour deux et un film sur la pièce. Je lui demande si elle ne trouve pas cette cohabitation artistique avec sa mère un peu lourde.

«Pour moi, répond-elle, Cardinal, c'est un personnage, ce n'est plus ma mère. Je travaille sur l'archétype qu'elle est devenue, ce qui me permet de la mettre à distance et de m'amuser avec elle, si on veut.»

Cardinal. Alice ne dit jamais maman, Marie ou Moussia. Tout au long de notre entretien, elle l'appellera Cardinal, signe sans doute que le cordon a été coupé depuis un bail. Elle me raconte comment Cardinal n'était pas tant une figure maternelle qu'un personnage plus grand que nature.

«Des fois, à table au souper, Cardinal nous faisait taire et se mettait à nous lire des passages de ses livres. Ça me pompait l'air. Ce n'est que plus tard que j'ai pu apprécier la beauté et la force de ses écrits.»

Alice est née à Alger en 1956 et a vécu à Thessalonique, Lisbonne, Vienne et Paris avant d'arriver à Montréal. «Mes parents n'étaient pas très attachés à la France. Comme profs, ils étaient les premiers à lever la main pour aller enseigner ailleurs, ce qui explique cette succession de villes où nous avons vécu.»

De 1960 à 1965, JeanPierre Ronfard agit comme directeur artistique de la section française de l'École nationale. Mais sa femme et ses trois enfants ne le suivront au Québec qu'au début des années 70, lorsqu'il sera nommé secrétaire général du TNM.

«Je suis née deux fois, raconte Alice. Ma naissance biologique a eu lieu à Alger et ma naissance intellectuelle à Montréal. J'ai vécu l'incroyable effervescence de l'affirmation québécoise dans les années 70. J'étudiais au cégep du Vieux en arts visuels. Je m'ouvrais au monde, à la vie, à l'amour. Je parlais avec un gros accent québécois en roulant mes r, ce qui édifiait Cardinal. Mais c'était plus fort que moi, je voulais à tout prix appartenir à cette communauté.»

Les deux pères d'Alice

Alice Ronfard est arrivée au théâtre par la porte de la scénographie et de l'éclairage. Elle a fait ses débuts de scénographe au Théâtre expérimental de Montréal cofondé par son père.

Ce n'est qu'en 1988, à la demande de Ginette Noiseux (aujourd'hui directrice de l'Espace Go), qu'elle signe sa première mise en scène: La tempête de Shakespeare dans une traduction de Marie Cardinal. Suivra peu de temps après L'annonce faite à Marie.

«C'est à L'annonce que j'ai eu le tampon paternel, raconte-t-elle. Jean-Pierre m'a écrit une longue lettre dans laquelle il disait: Tu n'es plus ma fille, tu es désormais un metteur en scène. À partir de maintenant, nos échanges ne porteront que sur ça.»

En 1994, Alice fait la rencontre d'un autre homme de théâtre qui la marquera autant que son père: le metteur en scène André Brassard, dont elle sera l'adjointe artistique à l'École nationale pendant sept ans. «J'ai eu deux pères, en fin de compte, qui m'ont appris des choses fondamentales du métier comme la rigueur et l'importance de ne pas forcer les choses. Si je suis qui je suis, c'est à cause d'eux. Ils m'ont faite. Littéralement.»

Cet hommage à deux hommes dont elle se réclame serait anodin s'il ne sortait pas de la bouche de la fille d'une égérie du féminisme dont le livre Les mots pour le dire a marqué la littérature féministe. Mais à ce sujet, Alice apporte quelques nuances.

«Cardinal n'aimait pas se faire identifier comme féministe. C'était une anarchiste en guerre contre l'autorité et le pouvoir, plus qu'une féministe. Quant à moi, je n'ai jamais été une militante. Hélène Pedneault disait de moi que j'appartenais à la ligue molle du féminisme. Je suis assez d'accord avec elle.»

Je demande à Alice si elle a hâte de lâcher ses parents et de travailler sur d'autres oeuvres que les leurs.

«Oui! s'écrie-t-elle en riant avant d'ajouter: En même temps, ils sont tellement inspirants. Avec eux, la vie n'était jamais plate.»

Pourtant la vie continue, même si Cardinal et Ronfard n'y sont plus. La vie continue et, heureusement pour Alice, le théâtre aussi.

Une vie pour deux, jusqu'au 2 novembre à l'Espace Go; Voyage au bout de la nuit, du 29 octobre au 3 novembre au Monument-National.

Alice en accéléré

> Naissance biologique: Alger, 1956

> Naissance intellectuelle: Montréal, 1972

> Mère: Marie Cardinal

> Père: Jean-Pierre Ronfard

> Frères et soeur: Bénédicte, Benoît et un demi-frère, Nicolas Fournier

> Enfant: un fils de 21 ans

> Première mise en scène:La tempête de Shakespeare, traduction Marie Cardinal

> Prix: Grand Prix de la Communauté urbaine de Montréal en 1988 pour La tempête; prix Gascon-Roux de la mise en scène en 1996 pour Cyrano de Bergerac; Masque de la mise en scène pour Yvonne, princesse de Bourgogne en 1998

> À temps plein: le théâtre

> À temps partiel: enseigne le jeu, la production et la scénographie à l'École nationale de théâtre