Le théâtre Denise-Pelletier ouvre cette semaine sa 50e saison avec la pièce Zone de Marcel Dubé, dans une mise en scène de Jean Stéphane Roy. Il s'agit de la toute première pièce du dramaturge montréalais, qui a marqué plusieurs générations d'élèves. L'auteur des Beaux dimanches, qui a eu de graves problèmes de santé récemment, a accepté de répondre aux questions de La Presse.

La dernière fois qu'il a accordé une entrevue à La Presse, c'était en 2005, lorsqu'il a reçu le prix du Gouverneur général. En 2008, la Grande Bibliothèque avait organisé une exposition sur son oeuvre. Mais l'homme de théâtre de 83 ans a depuis longtemps pris ses distances avec les médias et le milieu du théâtre.

Malgré ses problèmes de santé récurrents, Marcel Dubé est demeuré vif d'esprit. Dans une longue entrevue, il a évoqué son travail de dramaturge, qui comprend de nombreuses pièces, parmi lesquelles Un simple soldat, Au retour des oies blanches, Florence, Les beaux dimanches et Zone, sa première, créée en 1953.

Q : Vous avez enfilé les pièces à succès dans les années 50, 60 et 70. Votre dernière pièce de théâtre, L'Amérique à sec, a été présentée en 1986. Après, plus rien. Pourquoi?

R : J'ai toujours écrit selon mon inspiration du moment. Avec cette pièce, il y a eu une coupure. C'était une pièce sur commande, avec un sujet et une documentation qu'on m'avait proposés, et je pensais que j'avais suffisamment de métier pour m'en tirer. Mais le sujet se prêtait à une comédie et je n'avais jamais fait de comédie avant... Ç'a été un échec terrible.

Q : C'est cet échec qui a mis fin à vos projets de théâtre?

R : J'ai constaté que pour écrire du théâtre, il me fallait une poussée intérieure que je n'avais plus. Mais je pense toujours en termes de poésie et je travaille actuellement sur un roman; c'est plutôt ça qui m'intéresse en ce moment. Le théâtre, pour moi, ç'a été dès le départ une façon d'exprimer ce que je ressentais. J'ai le sentiment d'avoir dit ce que j'avais à dire. Et puis je ne voulais pas me répéter.

Q : Qu'est-ce que vous aviez à dire?

R : Mon théâtre, sans être révolutionnaire, est un théâtre de la révolte que je portais en moi, à l'égard de la vie et de la société. Remarquez, je suis né dans une famille heureuse, mais comme individu, je me questionnais sur ce que je voyais autour de moi. C'est ce qui m'a amené à m'exprimer au théâtre. Mais c'est un théâtre de révolte et de poésie. Zone, Florence, Un simple soldat, ce sont des pièces qui expriment ma révolte.

Q : Vous avez déjà dit que vos personnages refusaient d'entrer dans le monde des adultes...

R : Oui, c'est vrai. C'est la première fracture dans la vie. Une fracture terrible. Il y en a qui n'aspirent qu'à ça, mais quand on a conscience de vivre des années privilégiées où on rêve la vie, où tout est possible, le passage au monde adulte est effrayant. Dans ma pièce Zone, je ne voulais pas que les jeunes se révoltent contre leurs parents. Ils se révoltent parce qu'ils ont ça en eux et que c'est nécessaire. Ils veulent se sortir de la misère, c'est pour ça qu'ils forment un gang et qu'ils se lancent dans un projet de contrebande.

Q : De quoi êtes-vous le plus fier quand vous regardez l'ensemble de votre oeuvre?

R : Je reviens à mon point de départ. Avec Zone, on a vécu la plus grande aventure de théâtre. J'avais 22 ans. J'ai écrit cette pièce en trois jours. On s'est présentés, on était tous des inconnus. On s'est rassemblés, on a gagné le premier prix du Festival d'art dramatique régional du Québec. On a été invités à jouer la pièce à Victoria, en Colombie-Britannique, où on a tout gagné. Monique Miller et Raymond Lévesque ont remporté des prix d'interprétation. On est revenus à Montréal, où on a reçu un accueil triomphal. C'est aussi un des premiers téléthéâtres. C'est un projet dans lequel je m'étais engagé complètement.

Q : Vous êtes, avec Gratien Gélinas qui vous a précédé, un des premiers dramaturges québécois. Qui vous a inspiré à vos débuts?

R : C'est Gratien qui a parti le bal avec sa dramaturgie identitaire. Sa pièce Tit-Coq a eu un impact énorme. J'étais étudiant à l'époque au collège Sainte-Marie. J'ai vu la pièce quatre fois! Ce qui m'a influencé, c'était de le voir réussir comme homme de théâtre. J'ai aussi été très influencé par mes lectures de dramaturges américains comme Arthur Miller et Tennessee Williams. Il y a un auteur qui m'a inspiré dans la forme des dialogues que j'ai choisie:c'est Jean Genet. Notamment avec sa pièce Haute surveillance. Il y avait un dépouillement extraordinaire dans son écriture. Je ne suis pas arrivé à un tel dépouillement, mais je m'en suis inspiré.

Zone : le rêve d'une vie meilleure

La pièce Zone de Marcel Dubé fait le récit d'une bande de jeunes de 16 à 21 ans. Des jeunes provenant de milieux difficiles ou défavorisés, menés par un chef de «gang» répondant au nom héroïque de Tarzan. «Cette gang est un refuge pour ces jeunes. Au fond, c'est leur seule famille», rappelle Marcel Dubé.

Les autres jeunes se nomment Tit-Noir, Moineau, Passe-Partout et Ciboulette, qui est amoureuse de Tarzan (et lui d'elle), mais ils ne vivront jamais cette histoire d'amour. Ensemble, ils s'adonnent au trafic de cigarettes américaines. Une façon pour eux de sortir de la misère. D'accéder un jour à une vie meilleure.

«Après la guerre, dans les années 40, raconte Marcel Dubé, il y avait un marché de la contrebande, les soldats qui revenaient du front, qui avaient pris l'habitude de fumer des cigarettes américaines, cherchaient une façon de s'approvisionner... L'idée d'un marché de la contrebande m'est venue de là.»

Trahison

Un jour, Tarzan commet l'erreur de tuer un douanier dans un mouvement de panique, au moment de passer la frontière. La bande est arrêtée et interrogée. Le chef de bande sera trahi par un des membres, qui aspire à la fois à diriger la bande et à séduire Ciboulette. La fin, tragique, met fin au projet collectif de la bande.

On a fait le parallèle entre les personnages de Dubé et le Christ et ses apôtres. Qu'en pense l'auteur? «C'est la première fois que j'entends ça! dit Marcel Dubé. Peut-être que j'ai pensé à Judas pour le personnage de Passe-Partout. Mais dans mon théâtre, j'ai fait abstraction de la religion catholique, parce que ça fait du mauvais théâtre.»

À la création de Zone, en 1953, plusieurs articles ont été publiés à l'époque relatant l'histoire de ces jeunes révoltés, raconte Marcel Dubé. «À deux reprises, j'ai reçu la visite d'un homme qui m'invitait à participer à un rassemblement des jeunesses communistes, derrière le Rideau de fer. En Hongrie et en Tchécoslovaquie, imaginez! Évidemment, j'ai refusé...»

Zone a été montée cinq fois au théâtre Denise-Pelletier depuis sa fondation, en 1964. Il s'agirait d'une des pièces les plus souvent étudiées dans les écoles secondaires du Québec. Cette production-ci a été créée en février 2012 à Toronto par le Théâtre de la Catapulte d'Ottawa et le Théâtre français de Toronto.

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Jusqu'au 18 octobre au Théâtre Denise-Pelletier.

Photo: Sylvain Sabatié, fournie par le Théâtre Denise-Pelletier

Zone a été montée cinq fois au théâtre Denise-Pelletier depuis sa fondation, en 1964.