Avec Villa Dolorosa, le metteur en scène Martin Faucher aborde pour la première fois de sa carrière l'univers lucide et clairvoyant d'Anton Tchekhov. Mais revisité par la plume cinglante et actuelle de l'auteure allemande Rebekka Kricheldorf.

«Nous ne sommes pas heureux, le bonheur n'existe pas; nous ne pouvons que le désirer.» Cette célèbre réplique des Trois soeurs a traversé le siècle et les nations. Car elle résume cette curieuse impression, terrée au fond du coeur de bien des hommes, qu'une seule vie est insuffisante pour réaliser tous ses rêves et parvenir au bonheur.

Dans Villa Dolorosa (la villa de la souffrance en français), l'auteure Rebekka Kricheldorf reprend les principaux personnages de cette pièce de Tchekhov (Macha, Olga, Irina et leur frère, Andreï) qu'elle resitue loin des steppes d'avant la Révolution russe, afin de les placer dans l'Allemagne d'aujourd'hui.

Et ça marche! Même choc des valeurs. Même inaptitude au bonheur. Même dégoût de ses contemporains. Même paralysie pour changer la moindre des choses afin d'améliorer son sort.

«J'ai hésité avant d'aborder la pièce de Rebekka, car je craignais le pastiche. Mais elle revisite Les trois soeurs pour mieux réfléchir au monde actuel», affirme Martin Faucher en entrevue à La Presse.

Transition entre deux mondes

Martin Faucher explique avoir découvert ce texte il y a plus d'un an, à l'invitation du CEAD qui lui avait demandé d'en diriger une lecture, dans le cadre de l'événement Dramaturgies en dialogues avec le nouveau théâtre allemand. «J'ai été happé par la résonance entre l'époque de Tchekhov et la nôtre. C'est la transition entre deux mondes. Le premier bâti sur la culture, la connaissance et l'utopie d'une collectivité meilleure. Et le second sur le pragmatisme, le matérialisme et l'individualisme.

«C'est une pièce sur la transmission, poursuit-il. À quoi servent ces valeurs qu'on nous a transmises si on ne peut pas les appliquer dans nos vies? La pièce parle beaucoup d'impuissance. Et moi, je me sens impuissant aujourd'hui dans un monde qui n'en a que pour la loi du marché; une société qui accorde de moins en moins de place aux artistes, à la connaissance, à la culture.»

Citoyen pessimiste, artiste optimiste

À l'heure actuelle, Martin Faucher s'avoue très pessimiste. Depuis des années, alors qu'il dirigeait le Conseil québécois du théâtre et même avant, il sonne l'alarme sur l'état du théâtre québécois. «Comme citoyen, je ne vois rien dans l'actualité politique, au Canada et au Québec, qui peut me rendre optimiste. Mais comme metteur en scène, je demeure optimiste! Je crois que la prise de parole, la création, reste la meilleure façon de faire bouger les choses.»

Dans le hall de l'Espace Go où le spectacle prend l'affiche cette semaine, le metteur en scène parle avec enthousiasme de cette "famille" qu'il a constituée autour de la production québécoise de Villa Dolorosa (le texte est adapté par Sarah Berthiaume). Il a réuni des interprètes «vifs, intelligents et sensibles». Marilyn Castonguay, Anne-Elisabeth Bossé et Geneviève Alarie qui incarneront les trois soeurs du clan terriblement dysfonctionnel. Aux côtés de David Boutin qui joue leur frère, de Luc Bourgeois et de Léane Labrèche-D'Or.

Aux yeux du metteur en scène, Villa Dolorosa prouve la force de la nouvelle dramaturgie allemande: «L'Allemagne vit une effervescence théâtrale extraordinaire», estime Faucher qui, à titre de conseiller artistique du Festival TransAmériques depuis 2006, a vu plusieurs spectacles là-bas. «La création théâtrale allemande s'appuie à la fois sur une tradition solide [c'est le pays de Goethe et de Brecht] et sur une ouverture à la modernité. Ajoutez à cela des moyens considérables, et ça donne des productions exceptionnelles!»

Dans Les trois soeurs, le personnage de Verchinine s'interroge: «Ceux qui vivront 100, 200 ans après nous - et pour qui nous déblayons maintenant le chemin - se souviendront-ils seulement de nous?»

Cent ans après la naissance de Macha, d'Olga et d'Irina, Villa Dolorosa montre que ces personnages résonneront toujours dans nos coeurs. Nos coeurs beaucoup trop étroits pour étreindre totalement le bonheur.

> Villa Dolorosa, du 17 septembre au 1er octobre, à l'Espace Go

Martin Faucher en cinq mises en scène

> À quelle heure on meurt?

Texte de Réjean Ducharme, collage de Martin Faucher. Création à l'Espace Go, 1988. (Prix de la Révélation de l'année de l'Association québécoise des critiques de théâtre en 1989.)

> L'affaire Dumouchon

Texte de Lise Vaillancourt, Théâtre de la Manufacture, 2001

> Le mystère d'Irma Vep

Texte de Charles Ludlam, Théâtre Juste pour rire, 2004

> L'asile de la pureté

Texte de Claude Gauvreau, Trident à Québec, 2009

> Blanche-Neige & La Belle au bois dormant

Texte d'Elfriede Jelinek, production Espace Go, 2011

Les quatre chefs d'oeuvre d'Anton Tchekhov

> La mouette

(écriture: 1895-1896)

> Oncle Vania

(écriture: 1897)

> Les trois soeurs

(écriture: 1901)

> La cerisaie

(écriture: 1904)