Sainte Carmen de la Main a connu un démarrage aussi tragique que le destin de son personnage principal: à sa création, en 1976, la pièce a été assassinée. Trente-cinq ans plus tard, René Richard Cyr et Daniel Bélanger en proposent une adaptation musicale ambitieuse et accrocheuse qui pourrait bien finir par la ressusciter. Carmen est morte, vive Carmen!

Posté derrière une large table, face à son imposant choeur d'une vingtaine de comédiens et musiciens, René Richard Cyr est à l'affût. Il traque les flottements dans les déplacements, soupèse les énergies et mesure la portée des sourires. Soudain, il arrête tout le monde. Sur un plateau de cinéma, il aurait crié: «Coupez!»

«Quand la bière arrive, il faut que le party pogne, ayez du fun, regardez le public, il faut qu'il ait envie de fêter avec vous autres», lance-t-il en substance à sa troupe. Chacun reprend sa position de départ. Puis, pour la énième fois en cet après-midi du mois de mars, voilà que résonnent les premières mesures d'Au coin d'la Main pis d'la Catherine, chanson signature du spectacle qui débute le 30 avril au TNM.

«Je demande toujours aux acteurs d'arrêter de se regarder les uns les autres», explique le metteur en scène, quelques semaines plus tard. René Richard Cyr l'avoue sans gêne: il s'ennuie facilement au théâtre. Sa hantise, c'est que le public trouve le temps long dans ses spectacles à lui.

«Souvent, le quatrième mur est comme un gros gyproc bien épais et on a l'impression qu'il se serait passé exactement la même chose si on n'avait pas été là. Alors, on demande pourquoi on y était, souligne le metteur en scène. C'est pour ça que je veux qu'il y ait toujours un contact avec le public. C'est mon côté populaire et populiste que j'assume follement.»

Revenir à Tremblay

Ce souci du spectateur lui a souvent souri, qu'il monte une comédie chez Duceppe ou un classique au TNM, et en particulier avec Belles-soeurs, spectacle tiré de la pièce de Michel Tremblay mise en musique par Daniel Bélanger, qui connaît un succès monstre depuis sa création à l'hiver 2010. Sa distribution reprend d'ailleurs la route en septembre pour une quinzaine d'autres représentations.

Daniel Bélanger et René Richard Cyr l'admettent d'emblée: ils ont tout fait pour éviter de revenir à Tremblay. L'idée de créer une oeuvre de toutes pièces leur trotte dans la tête depuis longtemps. Or, après bien des synopsis avortés, deux évidences se sont imposées au tandem: Sainte Carmen de la Main et... Maude Guérin pour chausser les bottes de la cow-girl.

PHOTO MARCO CAMPANOZZI, LA PRESSE

René Richard Cyr dirige ses comédiens.

Carmen est la fille émancipée de Léopold et Marie-Louise, couple aigri et désespéré d'À toi pour toujours, ta Marie-Lou. Libérée par la mort de ses parents, elle est devenue chanteuse country dans un bar de la Main tenu par Maurice (Normand D'Amour), où elle retourne après avoir passé six mois à Nashville. Espéré par les guidounes, son retour suscite aussi jalousie et haine chez d'autres figures de la Main...

«On le sait que le monde va dire que c'est moins drôle que Belles-soeurs. Mais ce n'est pas une tragédie non plus», dit le metteur en scène. Nuance: c'en est une - Tremblay s'est inspiré des tragiques grecs qu'il affectionne -, mais sa mise en musique en allège le poids, constate-t-on en répétition.

René Richard Cyr a craint que son adaptation paraisse lourde. «Mais quand on a fait le premier enchaînement, je me suis dit: ça se tient», raconte-t-il. Sans costume, sans décor, dans la nudité du texte et des mélodies, la pièce triturée et augmentée par des emprunts à d'autres oeuvres de Tremblay se défendait toute seule. «Ça m'a donné confiance», reconnaît le metteur en scène.

Chant de l'espoir

L'assurance - relative, nuance René Richar Cyr - d'avoir en main un matériau de qualité explique peut-être ce parfum de légèreté qui flotte dans la salle de répétition du TNM. Les acteurs travaillent en rigolant, malgré la complexité des partitions chorales composées par Daniel Bélanger qui, lors de notre première visite, faisait le pitre en compagnie de Maude Guérin.

«Je déconne beaucoup dans la salle de répétition», admet le compositeur. Un peu en retrait - c'est Monique Fauteux, jadis du groupe Harmonium, qui est répétitrice -, il se plaît aussi à jouer plus ou moins discrètement au chef de choeur. On l'a vu se joindre aux chanteurs plus d'une fois, pour soutenir un rythme ou insuffler de l'énergie.

«Je veux juste les libérer, dit-il. Je n'oublie jamais que, quand le compositeur est là, ils veulent bien faire. Quand je me lève et les dirige un peu, ça les conforte et ça les calme, à mon sens. Et ça me calme aussi, parce que je suis avec eux.»

Il y a très peu d'éléments de country dans Le chant de Sainte Carmen de la Main. Parce que ce n'est pas le «son» de Carmen qui compte, c'est son propos: elle revient du Tennessee avec l'envie de s'affirmer en français, exhortant chacun à prendre son destin en main.

Sainte Carmen de la Main, rappelons-le, a été créée en juillet 1976, à l'aube des élections qui ont porté le Parti québécois au pouvoir. Carmen, c'est aussi la voix d'une nation naissante. «Elle incarne l'émancipation, la résistance», constate René Richard Cyr.

«Je pense que c'est un show contre le passé. Carmen se frappe contre le mur du passé, du divertissement bête, du commerce. Elle revendique le rôle de l'artiste qui veut faire avancer les choses, poursuit-il. Ce qui me rend le plus fébrile, c'est de montrer quelqu'un qui s'affirme et qui dit qu'un espoir est possible.»

Dès le 30 avril au TNM. En tournée en 2014.

***

ASSASSINNÉ, RESSUSCITÉE

Création

Sainte Carmen de la Main a été créée le 20 juillet 1976 chez Duceppe dans le cadre du volet culturel des Jeux olympiques de Montréal. L'actuelle directrice générale et artistique du TNM, Lorraine Pintal, faisait partie du choeur à la création. «Brassard avait pris au pied de la lettre l'idée de la tragédie grecque, qui avait inspiré Michel Tremblay», se rappelle-t-elle. Les acteurs jouaient sur un plateau incliné («c'était la signature de Brassard, à l'époque») et le choeur était affublé de toges, de masques et de cothurnes. «Ça pouvait avoir l'air figé», songe Lorraine Pintal, qui croit que ce traitement a pu «créer une distance» avec un public venu découvrir un nouveau texte.

Réaction

«Autant je l'ai trouvé plate, autant je me dois de dire que c'est un événement important dans la vie culturelle du peuple canadien-français», écrit Jean O'Neill au sujet de la pièce, dans La Presse du 24 juillet 1976. Il a trouvé Carmen «un peu tarte», admet avoir aimé le côté mythologique du texte (choeur, martyrologie, etc.), mais le taxe aussi de «placotage». «Les personnages de théâtre [...] n'ont de valeur que dans la mesure où ils cessent de se plaindre pour empoigner la réalité à deux mains et la vivre. Quand ils cessent de vivre pour placoter, ils sont aussi merdeux que tous les placoteux.»

Annulation

Le plan initial prévoyait la reprise du spectacle le 16 septembre 1976 chez Duceppe. Ces représentations ont toutes été annulées. Les critiques avaient été assassines, et ce, malgré les performances célébrées de Michelle Rossignol et de Denis Drouin dans les rôles de Carmen et de Maurice. Jean Duceppe ne s'est jamais expliqué publiquement sur ce retrait. Dominique Lafon, un spécialiste du théâtre qui a longtemps enseigné à l'Université d'Ottawa, croit qu'il trouvait la pièce trop engagée. «Il n'a jamais dit ça, précise-t-elle, mais je pense que c'est la charge politique qui a provoqué l'annulation.»

Récupération

Motivée par Michelle Rossignol, qui a porté cette aventure à bout de bras, la troupe a déniché un théâtre sur la Main, au nord de la rue Ontario, et présenté quelques lectures de Sainte Carmen de la Main. «Michelle s'était fait un devoir de faire entendre la pièce», dit Lorraine Pintal. Brassard et Tremblay étaient dans le coup: l'un tenait la porte et l'autre déchirait les billets à l'entrée.

Réhabilitation

Sainte Carmen de la Main n'est pas restée marquée longtemps par son faux départ. Jean-Louis Roux l'a programmée dès mai 1978 au TNM. Décision étonnante compte tenu de ses sympathies fédéralistes. «Il a été bien plus audacieux que bien d'autres dans sa direction artistique», rappelle Dominique Lafon. Que ce soit lui qui plébiscite ce texte a sans doute eu plus d'impact que si un indépendantiste notoire l'avait programmé, croit-elle d'ailleurs. Brassard a simplifié son approche et placé le choeur «plus près de la faune bigarrée de la Main de l'époque», selon Lorraine Pintal. Dominique Lafon a jugé la pièce encore figée en 1978 et estime qu'elle n'a encore jamais connu le succès qu'elle méritait. Sa vraie réhabilitation se joue peut-être avec l'adaptation musicale en cours.

PHOTO MARCO CAMPANOZZI, LA PRESSE

Maude Guérin

Sainte Carmen de la Main, rappelons-le, a été créée en juillet 1976, à l'aube des élections qui ont porté le Parti québécois au pouvoir. Carmen, c'est aussi la voix d'une nation naissante. «Elle incarne l'émancipation, la résistance», constate René Richard Cyr.

«Je pense que c'est un show contre le passé. Carmen se frappe contre le mur du passé, du divertissement bête, du commerce. Elle revendique le rôle de l'artiste qui veut faire avancer les choses, poursuit-il. Ce qui me rend le plus fébrile, c'est de montrer quelqu'un qui s'affirme et qui dit qu'un espoir est possible.»

Dès le 30 avril au TNM. En tournée en 2014.

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ASSASSINNÉ, RESSUSCITÉE

Création

Sainte Carmen de la Main a été créée le 20 juillet 1976 chez Duceppe dans le cadre du volet culturel des Jeux olympiques de Montréal. L'actuelle directrice générale et artistique du TNM, Lorraine Pintal, faisait partie du choeur à la création. «Brassard avait pris au pied de la lettre l'idée de la tragédie grecque, qui avait inspiré Michel Tremblay», se rappelle-t-elle. Les acteurs jouaient sur un plateau incliné («c'était la signature de Brassard, à l'époque») et le choeur était affublé de toges, de masques et de cothurnes. «Ça pouvait avoir l'air figé», songe Lorraine Pintal, qui croit que ce traitement a pu «créer une distance» avec un public venu découvrir un nouveau texte.

Réaction

«Autant je l'ai trouvé plate, autant je me dois de dire que c'est un événement important dans la vie culturelle du peuple canadien-français», écrit Jean O'Neill au sujet de la pièce, dans La Presse du 24 juillet 1976. Il a trouvé Carmen «un peu tarte», admet avoir aimé le côté mythologique du texte (choeur, martyrologie, etc.), mais le taxe aussi de «placotage». «Les personnages de théâtre [...] n'ont de valeur que dans la mesure où ils cessent de se plaindre pour empoigner la réalité à deux mains et la vivre. Quand ils cessent de vivre pour placoter, ils sont aussi merdeux que tous les placoteux.»

Annulation

Le plan initial prévoyait la reprise du spectacle le 16 septembre 1976 chez Duceppe. Ces représentations ont toutes été annulées. Les critiques avaient été assassines, et ce, malgré les performances célébrées de Michelle Rossignol et de Denis Drouin dans les rôles de Carmen et de Maurice. Jean Duceppe ne s'est jamais expliqué publiquement sur ce retrait. Dominique Lafon, un spécialiste du théâtre qui a longtemps enseigné à l'Université d'Ottawa, croit qu'il trouvait la pièce trop engagée. «Il n'a jamais dit ça, précise-t-elle, mais je pense que c'est la charge politique qui a provoqué l'annulation.»

Récupération

Motivée par Michelle Rossignol, qui a porté cette aventure à bout de bras, la troupe a déniché un théâtre sur la Main, au nord de la rue Ontario, et présenté quelques lectures de Sainte Carmen de la Main. «Michelle s'était fait un devoir de faire entendre la pièce», dit Lorraine Pintal. Brassard et Tremblay étaient dans le coup: l'un tenait la porte et l'autre déchirait les billets à l'entrée.

Réhabilitation

Sainte Carmen de la Main n'est pas restée marquée longtemps par son faux départ. Jean-Louis Roux l'a programmée dès mai 1978 au TNM. Décision étonnante compte tenu de ses sympathies fédéralistes. «Il a été bien plus audacieux que bien d'autres dans sa direction artistique», rappelle Dominique Lafon. Que ce soit lui qui plébiscite ce texte a sans doute eu plus d'impact que si un indépendantiste notoire l'avait programmé, croit-elle d'ailleurs. Brassard a simplifié son approche et placé le choeur «plus près de la faune bigarrée de la Main de l'époque», selon Lorraine Pintal. Dominique Lafon a jugé la pièce encore figée en 1978 et estime qu'elle n'a encore jamais connu le succès qu'elle méritait. Sa vraie réhabilitation se joue peut-être avec l'adaptation musicale en cours.

PHOTO MARCO CAMPANOZZI, LA PRESSE