À l'initiative de Sophie Cadieux, comédienne en résidence à l'Espace Go pendant trois ans, est né ce projet d'une oeuvre théâtrale à partir des écrits de Nelly Arcan. Et pour mener ce projet jusqu'au bout, elle est allée chercher la touche très spéciale de la créatrice Marie Brassard. Histoire d'une création empreinte de solidarité féminine.

Dans ses écrits, Nelly Arcan parlait souvent de la compétition féroce entre femmes, de ces «schtroumpfettes» obsédées uniquement par le regard des hommes, du rêve impossible d'une soeur avec qui tout partager. Il est donc très émouvant de voir cette «sororité» qui s'est créée autour du projet La fureur de ce que je pense.

L'idéatrice Sophie Cadieux, la metteure en scène Marie Brassard, les comédiennes Johanne Haberlin, Julie Le Breton, Evelyne de la Chenelière, Monia Chokri et Christine Beaulieu, la danseuse Anne Thériault. Toutes d'horizons très différents, mais unies par les mots de Nelly.

«Ce que j'aime dans cette expérience, dit Marie Brassard, c'est que lorsque nous nous sommes réunies, malgré le fait que, dans les livres de Nelly, il était beaucoup question de la rivalité entre femmes, nous avons vécu l'expérience contraire. C'était un sentiment très fort de complicité et de générosité les unes envers les autres. Chacune de ces femmes pourrait potentiellement être Nelly, des femmes de 30 ans, belles, qui ont du succès et qui sont fortes dans leur créativité.»

Résidence

Dans le cadre de sa résidence à l'Espace Go, Sophie Cadieux devait créer des projets et elle se souvient avoir spontanément eu en tête Nelly Arcan.

«Quand je parlais d'être femme aujourd'hui, de cette génération de femmes qui avaient énormément d'acquis, le nom de Nelly Arcan me revenait tout le temps, explique-t-elle. Comme si cela avait été pour moi la première fois qu'avaient été nommées des choses troubles et paradoxales par rapport au fait d'être femme. J'ai grandi en ayant l'impression que je n'avais pas ces problèmes, que c'était réglé et derrière moi. Je me suis rendu compte que la lecture des livres de Nelly Arcand m'a vraiment troublée, dans tout ce qu'elle dégage de force et de faiblesse dans notre image de la féminité aujourd'hui.»

Récurrence

À partir des livres Putain, Folle, L'enfant dans le miroir et Burqa de chair, Sophie Cadieux a pisté des thématiques récurrentes dans l'oeuvre de Nelly Arcan pour créer un collage d'extraits qui est à la base de La fureur de ce que je pense.

Chacune des comédiennes incarne un aspect de l'oeuvre, résumé dans une «chambre» et dans un chant (voir entrevue plus bas avec les comédiennes). Les créatrices ont volontairement écarté l'image du personnage médiatique qui a toujours fait obstacle à ses propos.

Même si Nelly Arcan pratiquait ce que l'on nomme «l'autofiction», ce spectacle n'est pas biographique, encore moins une explication psychologique de l'écrivain au destin tragique. Il s'agit bien de revenir essentiellement à sa pensée, sa voix, sa poésie.

«Son oeuvre est tellement noire, j'avais envie de faire ressortir la lumière dans cette oeuvre, je me disais que, pour atteindre un tel niveau de désespoir, c'est qu'il devait y avoir aussi un idéal inaccessible, aussi fort et lumineux que son désespoir», explique Marie Brassard.

Porter Nelly

«Est-ce que l'écriture la sauvait ou si chaque livre lui coûtait? se demande Sophie Cadieux. Je pense à cette phrase: «J'aimerais me pendre pour qu'on me porte...» C'est ce que nous faisons, nous portons Nelly, pour la rendre aux gens. Ce spectacle n'est pas un acte de réparation, c'est elle qui tient les rênes de la charge qu'on entendra sur scène.»

«C'est une belle occasion justement de découvrir l'écriture d'Isabelle Fortier, la femme qui était sous Nelly Arcan, poursuit Marie Brassard. Se laisser envoûter par cette expérience autant que nous nous sommes senties envoûtées nous-mêmes. Juste apprécier la poésie qui émane de ses écrits. On extrapole, mais peut-être qu'elle ne se serait pas sentie aussi seule en voyant qu'on s'intéresse à sa parole et pas au côté spectaculaire de son image au détriment de son écriture. J'aime croire qu'elle aurait aimé que nous soyons audacieuses et qu'elle puisse voir que ses écrits pouvaient être une source d'inspiration différente pour chacune.»

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La fureur de ce que je pense, du 9 avril au 4 mai à l'Espace Go. Idée: Sophie Cadieux. Mise en scène: Marie Brassard. Collaboration à l'adaptation et à la dramaturgie: Daniel Canty. Avec Sophie Cadieux, Christine Beaulieu, Evelyne de la Chenelière, Johanne Haberlin, Julie Le Breton, Monia Chokri, Anne Thériault.

JOHANNE HABERLIN

La chambre du Sang - où il est question des liens du sang et de la descendance.

«J'ai lu Putain à sa sortie. J'avais trouvé que c'était très bien écrit, extraordinaire, avec un souffle, une rage, un rythme complètement obsédant.

Ce n'est pas une lecture facile, cela a suscité en moi un sentiment d'oppression, presque de la nausée...

C'est peut-être ce qui a fait en sorte que je n'ai pas lu ses autres romans. C'est vraiment par le travail que nous faisons en ce moment que je me suis replongée dans son oeuvre.

Je pense que c'est une critique très importante, qu'elle allait très loin dans ses réflexions. Je ne sais pas si je dois dire que c'est dommage, mais on dirait aussi que sa mort a donné beaucoup de crédibilité à ce qu'elle écrivait.»

Photo: Marco Campanozzi, La Presse

Johanne Haberlin

MONIA CHOKRI

La chambre des Serpents - où il est question de la foi et de la folie.

«J'avais 18 ans, je ne lisais pas la littérature contemporaine. C'est comme si elle m'était passée sous le nez, ça ne m'avait pas du tout intéressée.

Et puis, comment elle a été vendue médiatiquement, ça m'a frappée. J'ai constaté que l'image que j'avais d'elle était fausse au départ.

C'était la mode de l'autofiction, je voyais ça comme la téléréalité de la littérature, qui ne mérite pas qu'on s'y attarde. J'ai pris des années à la lire et ce qui m'est apparu de façon flagrante, c'est qu'il y avait une grande distance entre l'image médiatique et ce qu'elle était.

Je trouve qu'il y a une injustice là-dedans. J'ai découvert une qualité d'écriture exceptionnelle. Pour moi, Nelly Arcan est comme un genre de Hubert Aquin des années 2000.

Quelque chose d'une profondeur et d'une tristesse difficiles à saisir.»

Photo: Marco Campanozzi, La Presse

«J'avais envie de parler des femmes d'environ 30 ans, de la façon dont elles doivent gérer tous les aspects de leur vie», raconte Monia Chokri au sujet de son court métrage Quelqu'un d'extraordinaire.

CHRISTINE BEAULIEU

La chambre occulte - où il est question de la destinée et de la confusion des genres.

«Mon premier contact avec Nelly, c'est lorsque mon père m'a offert Putain à Noël. J'ai beaucoup aimé, et ce qui m'a frappée est cette dureté qu'elle a envers les femmes.

Cette façon de vénérer les hommes par rapport aux femmes, c'est choquant, venant d'une femme.

À force de la lire, ce qui m'a beaucoup touchée, c'est ce désir d'être dans la peau d'un homme, comme si c'était mieux.

Elle en vient à dire qu'elle aurait dû naître garçon. Pour moi, ça explique sa détresse, de dire qu'à la base, il y a erreur sur sa personne, une erreur de naissance.

On dirait que ça explique toute la construction visant à se prouver qu'elle était une femme et à essayer de se sentir bien dans cette peau-là. Elle en vient même à dire qu'elle n'aurait pas dû naître.»

Photo: Marco Campanozzi, La Presse

Christine Beaulieu

JULIE LE BRETON

La chambre de l'éther - où il est question de cosmos, des étoiles et de la nature.

«J'ai découvert Nelly quand il y a eu la sortie du livre Putain et tout le battage médiatique qui a suivi. Je n'ai pas été capable de le lire au complet.

J'avais 25 ans, ça m'a vraiment heurtée. Sa haine d'elle-même et d'être femme, j'ai pris ça très personnel!

Je n'arrivais pas à prendre assez de distance pour voir la beauté de son écriture, qui ressasse des idées très douloureuses.

J'ai tout relu pour ce spectacle, et je ne sais pas si c'est la maturité, mais je l'ai lue très différemment. Dans ce spectacle, nous rendons hommage à Nelly et je trouve ça très important.

Si on peut entendre cette immense voix féminine autrement, je pense que nous aurons réussi quelque chose.»

Photo: Marco Campanozzi, La Presse

Julie Le Breton

SOPHIE CADIEUX

La chambre des Mirages - où il est question des illusions, de l'image et du corps.

«Mon premier rapport a vraiment été plus avec son image. Elle était dans cette vague d'autofiction où le personnage de l'écrivain devenait très important.

Ça ne m'avait pas interpellée. C'est une amie qui m'a conseillé de lire Folle, et là, je me suis rendu compte que j'étais passée à côté de quelque chose.

Je suis retournée à son oeuvre et, par la suite, j'ai presque commencé à lui vouer un culte... C'est une parole qui est extrêmement éloignée dans l'essence de tout ce que je suis - j'ai le bonheur facile -, de l'ordre du doigt qui appuie dans une cicatrice profonde, que je ne savais pas porter en moi.

Ce qu'il y a de vrai ou de faux dans ses livres, je m'en fous, ça ne valide pas plus sa démarche, sa force de frappe, ce qui m'atteint.

Je me retrouvais dans tous les paradoxes de cette femme que j'étais en train de devenir.»

Photo: Marco Campanozzi, La Presse

Sophie Cadieux

EVELYNE DE LA CHENELIÈRE

La chambre de l'Ombre - où il est question du pouvoir d'attraction de la mort.

«Mon amoureux m'avait offert le roman Putain. Dès les premières pages, j'ai eu un choc littéraire. Quelque chose qui m'a aussitôt transportée et à la fois effrayée, car je ne me sentais pas loin de ça moi-même comme femme qui écrit.

Je ne savais pas tout le bruit qu'il y avait autour d'elle, à propos de son métier d'escorte. Je suis contente d'avoir été préservée de ça, parce que j'ai rencontré une écriture que je crois avoir lue pour ce qu'elle était, d'invention et d'impudeur, oui, mais aussi d'extrapolation du réel qui est pour moi la base de la littérature, ce qui la distingue du journal intime.

Ce que je trouve de très nouveau dans ce spectacle, c'est à quel point notre personne, notre individualité est convoquée dans ce vaste projet créatif.

Cela fait honneur à cette espèce de don de soi de Nelly Arcan, notamment le vertige qu'elle acceptait de vivre pour son écriture.»

Photo: Marco Campanozzi, La Presse

Evelyne de la Chenelière

ANNE THÉRIAULT (danse)

La chambre perdue - où il est question de l'errance, de la solitude et de la souffrance.

«Mon premier souvenir de Nelly Arcan est lié à ma mère, qui avait acheté le livre Putain. Pour moi, c'était quelque chose d'un peu étrange, un livre d'adulte, un souvenir d'enfance.

Quand j'ai su que j'allais participer à ce projet, j'ai décidé par instinct de ne pas lire ses textes et d'être inspirée par le processus, immergée et submergée par ses écrits choisis, par les comédiennes.

Ma partition n'est pas sur le plan des mots, mais du corps, de l'incarnation. J'ai fait des recherches pour voir son attitude corporelle, physique.

J'y ai vu quelqu'un de très sensible, vulnérable et délicat.»

Photo: Marco Campanozzi, La Presse

Anne Thériault