Jocaste reine est l'affaire de femmes. Créé à Fribourg en 2009 à la demande de la metteure en scène suisse Gisèle Sallin, le texte de Nancy Huston donne la parole à Jocaste, mère et femme d'Oedipe.

On peut dire que le personnage d'Oedipe a traversé les siècles avec succès. La tragédie grecque de Sophocle, que Freud a popularisée pour faire la preuve de nos désirs inconscients, a fait long feu. Mais que sait-on de la mère d'Oedipe? Quel est le point de vue de cette femme, qui a vécu pendant 20 ans le plus grand amour de sa vie, avant que son bonheur ne vole en éclats?

C'est la metteure en scène suisse Gisèle Sallin qui a pris l'initiative de ce projet. «Elle m'a écrit une lettre où elle me disait qu'elle rêvait depuis longtemps de créer une pièce autour du personnage de Jocaste », raconte Nancy Huston, au cours d'un entretien téléphonique de Paris. «Elle me disait qu'elle était restée silencieuse depuis 2500 ans et qu'il fallait lui donner la parole.»

L'auteure de L'empreinte de l'ange, Âmes et corps ou La virevolte avoue avoir tenté de se soustraire au projet. «J'avais peur que les gens me considèrent comme obsédée par le thème de la maternité. Mais Gisèle a insisté et je me suis laissé tenter.» Résultat: une pièce centrée sur Jocaste, malheureuse avec son premier mari, Laïos, qui préférait les garçons, mais comblée par sa relation avec Oedipe, avec qui elle a eu quatre enfants.

La pièce de Nancy Huston s'ouvre sur des mots d'amour. Mais Jocaste, d'au moins 20 ans l'aînée d'OEdipe, se désole de son vieillissement. «Voudras-tu, de ta langue royale, titiller le clitoris d'une grand-mère?» finit-elle par lui demander. «Tu vas à la pêche aux compliments, ma reine, lui répond-il. Me lasser de Jocaste? Autant me lasser de respirer ou de boire...»

Après 20 ans de vie commune, c'est donc toujours le grand amour entre Jocaste et Oedipe. Mais voilà qu'une épidémie de peste décime le royaume de Thèbes. L'oracle est catégorique: pour mettre fin à l'épidémie, il faut retrouver le meurtrier de Laïos. De fil en aiguille, Oedipe se rend compte qu'il est mêlé à l'affaire. La suite des événements scellera son destin: il apprendra que sa femme est en vérité sa mère.

Lorsque Oedipe fait la découverte de son origine, sa vie bascule. Quant à Jocaste, elle se cramponne à son amour. «À toutes fins utiles, elle lui dit qu'elle n'est pas sa mère parce qu'elle ne l'a pas élevé », précise Nancy Huston. De crainte de le perdre, elle lui dit: «L'amour est toujours maternel. Toi aussi, bel époux, tu es ma mère!» Mais Oedipe ne voit plus que la mère incestueuse. À la fin, Jocaste finit par se pendre.

Un Coryphée plein d'humour

Le choeur de la pièce de Sophocle a été remplacé par le personnage du Coryphée, qui se questionne sur le déroulement du drame. «J'ai voulu que le Coryphée traduise notre jugement contemporain, détaille Nancy Huston. Avec notre regard d'aujourd'hui, on peut se dire qu'il y a quand même des choses bizarres dans cette histoire.»

Dans sa pièce, on apprend qu'Oedipe serait né d'une relation passagère entre Jocaste et son serviteur. «Si Laïos consulte l'oracle de Delphes, c'est qu'il n'a pas d'enfant, explique l'auteure. Or, nous savons qu'il voulait avoir un héritier, mais qu'il préférait les jeunes éphèbes. L'oracle lui dit que s'il a un enfant, celuici va le tuer et coucher avec sa femme. Quand il retrouve Jocaste, elle est déjà enceinte. Il est donc possible qu'elle ait eu cet enfant avec un autre.»

Il y a quand même un moment où Jocaste devine qu'elle est la mère d'Oedipe. Dans la pièce de Sophocle, elle le supplie d'arrêter de fouiller dans son passé. Nancy Huston a pris ce même parti: «Que les mortels vivent leur vie ici, maintenant, sur terre! Que les dieux s'amusent comme ils souhaitent, dans l'Olympe, et nous laissent tranquilles!», écrit-elle.